Colline

… Sacy n’est évidemment ni Vézelay, ni Tolède, ni Jérusalem. L’histoire n’y a fait que d’anonymes apparitions, lieux-dits en place de hauts lieux. Ce qui est l’essentiel réside moins dans le passé ou les croyances que dans cette frange qui va du sol au ciel immédiat, des cultures à l’espace habité par le dieu fantasque du temps. Ce dieu-là est le seul auquel on croit ici, celui qui commande aux orages, aux nuages, aux giboulées et aux rosées, à l’arc-en-ciel et aux halos, ce dieu qui a nom
Météo. Entre ces durées complémentaires, le temps qu’il fait, le temps qui passe, y a-t-il place pour une éternité ?
N’ayant pas devant moi les pentes de I’Himalaya ni les hauts plateaux du Tibet, je dois donc me contenter pour mes méditations de ces collines peu mystiques, de ces courbes plutôt terre à terre. Et puis, on n’a que rarement dans un village I’occasion de converser sur la méditation transcendantale, la notion de dhârma ou le rappel de soi. Au XVIIIe siècle, nous dit Rétif de la Bretonne qui est natif de Sacy, le maître de maison lisait chaque soir des pages de la Bible devant le feu pour l’édification des enfants et des domestiques. Aujourd’hui, on regarde plutôt la télévision, on feuillette le journal local, mais on ne lit guère, on ne lit pas du tout le Shiva Purâna ou le Tao-te-King. Ainsi, tout en participant familièrement, familialement, à la vie du village, me retrouvé-je toujours seul devant l’essentiel. Mais qu’importe le lieu, le temps, les circonstances où l’éveil peut se faire. J’ai choisi de vivre ici, j’ai choisi d’y écrire.
… Mon rocher, ma maison ancrée dans la terre de Bourgogne, je sais que je peux la quitter à tout moment, n’étant pas un mollusque ni un homme à coquille. Car elle n’est pas pour moi un lieu d’enfouissement, de repli ou d’hibernation. Elle n’est pas un enclos qui exclurait l’ailleurs mais une évasion immobile, une halte dans mes errances et aussi un voyage dans une durée autre.
… Besoin de me rassembler avant de repartir. De
réapprendre l’immobile avant l’errance. De me
réajuster à l’impassible. A quoi donc servirait de parcourir le monde si j’ignore tout de la colline qui jouxte ma maison ? Enfant, je voulais déjà inventorier toutes les fleurs, toutes les plantes de mon jardin. En surveiller les moindres insectes. Dénombrer l’infini en somme, le grouillement, énumérer la multitude, apurer la profusion des choses. Il m’est resté de cette époque un goût microscopique pour le monde, la passion de l’infime, le désir de devenir un jour le géographe des brindilles.

… Et aujourd’hui je ressens devant la colline le même besoin d’imprégnation. Le même besoin de la connaître, de l’assimiler, de me l’incorporer totalement avant de rencontrer des collines étrangères – et qui sait, indifférentes, voire agressives. Sans elle, sans ce poids d’herbes qu’elle donnera à mes images, j’aurais l’impression d’être plus vulnérable. Ce sont là mes bagages, mes vrais bagages quand je voyage : ce jardin – espace zen de mon arrière-mémoire – et cette colline qu’en moi je porterai pour me défendre des platitudes du voyage. Ainsi assuré en mon être, je peux partir ou repartir nanti désormais d’un signe et d’un sceau dans ma vie. D’ailleurs, pourquoi cette colline ne serait-elle pas mon « tertre d’Héliopolis », mon « éminence de Karnak », le centre et l’émergence de mon univers provisoire, surgie au cœur de la Bourgogne de quelque Nil imaginaire, cette colline, banale, anonyme, émergée et bientôt immergée en moi, cette Atlantide d’herbes et de senteurs ?

Jacques Lacarrière (Sourates parues aux éditions Fayard, extraits de la « sourate du village » et de la « sourate de la colline »

Dans quel état reviendrez-vous ?

Selon vous, que se passe-t-il après la mort ?
Rien. Sauf exeption.

La réincarnation vous semble-t-elle possible ? Quel sens a-t-elle pour vous ?
Quand Bouddha connu l’illumination sous l’arbre de Bodhgaya, il vit défiler sous ses yeux tous les mondes passés, présents et à venir. Il ne pu donc manquer de prendre connaissance de l’Origine des espèces de Darwin e d’être impressionné par sa teneur. La réincarnation est à mes yeux la forme asiatique et précoce de la théorie de l’évolution.

Si vous vous réincarniez, quelle forme aimeriez-vous prendre ?
Mâle de Bonelie. Fonction principale : parasite sexuel. Les Bonellies sont de beaux vers marins appartenant (comme chacun sait) au groupe des vers coelomates métamérisés, sous-groupe des échiuriens.
Le mâle (qui mesure 1 0 3 millimètres) vit entièrement dans l’utérus de la femelle (qui, elle, mesure près d’un mètre) et a pour unique fonction de la féconder. Il s’acquitte à merveille de sa tâche, si l’on en juge par les millions de Bonellies femelles qui brillent près des rivages par les nuits sans lune, comme les noctiluques. (Les noctiluques, elles, sont des réincarnations probables de gardiens de phare négligeants.)

Lettre à mon fils

… Quels que soient mes choix personnels et plus tard ceux qui seront les tiens, reste à créer ce que nous devrons vivre, ici et maintenant, sur cette terre et avec les autres. Reste l’essentiel de la vie : devenir pleinement un homme. Accomplir ce que l’on juge inaccompli, en soi et autour de soi. Parfaire ce qui est imparfait, en soi et autour de soi. Bien sûr les voies recommandées, les voies recommandables, sont d’abord celles de l’amour et de la compassion. Mais aussi celles de la vigilance et de la solidarité. Celles de l’élan et de la générosité. Celles de l’éveil et de la lucidité.

S’il faut en croire les astrologues, nous sommes, et pour très longtemps, entrés dans le règne et l’ère d’Uranus, la planète de la violence gratuite et arbitraire, la planète du terrorisme par excellence. C’est là, sache-le bien, le nouveau et terrifiant visage du Dragon. Son feu est celui des bombes, ses ailes celles des missiles et son corps, la carcasse des voitures piégées. Si terrifiant et si rusé soit-il, je crois pourtant qu’on peut le vaincre si l’on croit pleinement et passionnément en ce monde, si on croit à ceux qui nous sont proches comme à ceux qui nous sont lointains, à ceux que l’on connaît par le hasard de la naissance et de l’éducation comme à ceux que l’on a choisis de rencontrer et de connaître. Il faut aimer le monde, si l’on veut le parfaire. Les révolutions ont échoué – j’entends les révolutions politiques – parce que toutes voulaient changer, parfaire le monde alors qu’elles le haïssaient. Méfie-toi aussi du détachement. Détache-toi de l’inessentiel, des mirages que proposera ce monde de gaspillage et d’égoïste enfermement, mais attache-toi au contraire à ses faiblesses et à ses fragilités. Affranchis-toi de ce qui paraît rapporter. Il y a tant de beautés sensibles et secrètes en ce monde et surtout tant d’étonnants mystères qu’il importe de respecter !

La responsabilité de l’écrivain

À un âge que je ne me hasarderai pas à fixer avec précision mais qui devait coïncider avec le début de mon adolescence, je me souviens que j’eus un jour une sorte de révélation en écrivant mon nom sur la copie que je devais rendre le lendemain au lycée à mon professeur. Ce nom, je l’avais écrit maintes fois, comme tous les autres élèves, mais ce jour-là je me mis à le répéter, machinalement, à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’il perde tout sens et surtout toute familiarité: LA-CAR-RIERE. Ces trois syllabes m’apparurent soudain ridicules et absurdes. Ce qui, pour moi, sans que jamais je n’y réfléchisse, avait été une identité et une reconnaissance, la part familiale et publique de moi-même, devenait soudain un son, un écho, un vide. Du coup, je me mis à réfléchir sur tout ce qui, en fait, ne m’appartenait pas, ne venait pas de moi, mais des autres, sur tout ce qui m’avait paru jusqu’alors évident, naturel, presque fatal et qui en fait n’était que le fruit du hasard: ma naissance, mon sexe, mon enfance, la couleur de mes yeux, ma langue maternelle, ma famille, ma religion… Ce jardin lui-même qui, pendant des années, m’avait paru aussi naturel, aussi fatidique que la terre et le ciel, ce jardin lui-même m’apparut alors comme un décor analogue à ceux du théâtre: on les aime ou on ne les aime pas, mais on ne les a pas choisis.
Ainsi, la quasi-totalité de ce qui m’entourait, de ce qui m’avait fait (et de ceux qui m’avaient fait), aussi de ce qui me constituait, moi, par rapport aux autres, avait été imposé par le hasard : nom, lieu, langue, siècle, milieu social. Ni même la couleur de mes yeux ne m’appartenait pas. Alors, que me restait-il à choisir en ce monde? Je me demande si ce n’est pas à partir de ce jour que je décidai de choisir au moins ce qui demeurait encore vierge et libre: l’avenir. Mon passé était décidé, mon présent gravement compromis. Restait l’avenir. Je serai écrivain. Je compris vite que cela, au moins, était une décision personnelle et libre à la réaction de mon père. Lui, avec qui je ne m’étais jamais disputé, me dit la seule chose blessante, ou du moins non complice, quand, vers l’âge de 16 ans, le bac étant passé, je lui appris que j’allais partir à Paris faire des études de Lettres (et non travailler avec lui) : « Je ne t’empêcherai pas, me dit-il, bien que je puisse le faire car tu n’es pas majeur et je suis responsable de toi. Va vivre ta vie mais ne viens pas me chercher si tu es dans le pétrin. Tu n’auras qu’à t’en prendre à toi-même » !
Je ne peux pas ici rentrer dans le détail des années qui suivirent mais où se forgea nettement le sentiment précis de la responsabilité. Je m’aperçus assez vite que les contraintes du hasard que je résume par naître à Limoges au XX » siècle, grandir dans un jardin à Orléans, avoir les yeux bleus, m’appeler Lacarrière, laissaient tout de même en moi une part de liberté. Ma langue de naissance, par exemple, le français, je pouvais me contenter d’en faire usage comme tous les Français, de la refuser en vivant à l’étranger ou, au contraire, de l’intensifier en l’utilisant comme l’instrument même de ma vie et de mon métier. De ces choix-là, j’étais entièrement responsable et le tableau, finalement, n’était pas aussi sombre qu’il apparaissait. Même la couleur de mes yeux, sur laquelle je n’avais pas prise (et que de toute façon j’appréciais) me laissait une certaine liberté de manœuvre et constituait même quelquefois un atout dans mes entreprises (nombreuses) de séduction. Et puis enfin, bleus, ocres, ou noirs, les yeux sont là surtout pour voir le monde qui vous entoure et il n’appartenait qu’à moi d’augmenter ou d’amoindrir leur pouvoir visuel.
Et la réflexion que je peux aujourd’hui tirer de cet exemple (et que je tirais déjà alors) était quant aux yeux: je suis irresponsable de leur couleur mais je suis responsable de leur regard. Je suis irresponsable de mon sexe (n’ayant choisi ni de naître ni d’être mâle) mais je suis responsable de l’usage que j’en fais. Ainsi chacune des contraintes des champs d’irresponsabilité qui m’avaient tant marqué dans mon adolescence se doubla par la suite d’une frange de liberté possible qui en limitait la fatalité. Je n’avais pas choisi mon sexe mais je savais – j’ai su très tôt – qu’il y avait une façon responsable et irresponsable de s’en servir.
Et pour le reste, ce qui n’est pas physique ni génétique, dirions-nous aujourd’hui? L’écriture par exemple. Ecrire n’est pas en soi un acte responsable. Si on se contente de noircir des feuillets pour raconter sa vie intime et de les enfermer dans un tiroir, on se contente d’être un narcisse déguisé en scribe. Ce qui est responsable, c’est de publier. Dire publication c’est dire : rendre public. Dès l’instant où le texte – né dans l’intimité de l’ombre et de la solitude – arrive à la lumière de la publication (et de sa sœur siamoise, la publicité), il cesse d’être un acte secret, il appartient à ses lecteurs. A ce propos, une réflexion annexe qui clarifiera peut-être cette question de la responsabilité. Pour les Grecs anciens, la notion de responsabilité ne commençait qu’avec un acte, un écrit ou une parole publics, c’est-à-dire entendus ou connus par tous. On pouvait penser pis que pendre de son voisin, du chef de l’Etat, de ses supérieurs à l’armée, rien n’avait d’importance tant que, comme le pense très souvent Homère (et cette métaphore me paraît lumineuse) : « la pensée ne devient mot que si elle franchit la barrière des dents ». Seule la profération – et la profération publique – relève de la responsabilité. Nul n’est responsable de ses pensées cachées ni de ses actes non commis. A l’inverse, tout-à-fait à l’inverse de ce qui arrivera plus tard avec la morale chrétienne ou comme le dit Jésus, grosso modo : il suffit de désirer en pensée la femme que l’on voit passer pour être en état de péché. Pour les Grecs, être responsable c’était savoir ce que l’on devait garder pour soi ou extérioriser devant les autres. Avec le christianisme, on est responsable – et donc – coupable – dès le for intérieur, comme on dit.
Et l’écriture? Dans un pays comme le nôtre où la liberté d’expression est quasiment presque totale, cette liberté implique justement une responsabilité égale en dimension et en portée. Mais en même temps elle a fatalement ses limites. Essayons de les définir à la façon dont les anciens Egyptiens, dans le Livre des Morts, imaginaient la plaidoirie du défunt devant le dieu Osiris, qui présidait le tribunal des juges infernaux. Le défunt devait énumérer 42 actes qu’il avait commis ou non commis, selon les coutumes de la société égyptienne. Je n’irai pas jusque-là mais j’essaierai moi-même d’être aussi précis, sincère et responsable que possible :
Dans aucun de mes livres, je n’ai cherché, même dans des romans à caractère fatalement suggestif, à influencer la lecture du lecteur éventuel mais à respecter sa vision personnelle et même à l’entraîner. Un écrivain n’est ni un mage ni un gourou. Une écriture responsable doit éveiller, enrichir la lucidité du lecteur.
Dans aucun de mes livres, je n’ai cherché à persuader ni à convaincre mais à témoigner. Témoigner de ce que j’ai vu, témoigner de ce que j’ai imaginé. Témoigner du visible et de l’invisible, ou, si l’on préfère, du réel et de l’imaginaire. Un écrivain responsable doit être le témoin de ses doutes autant que de ses certitudes. Il est là non pour impressionner mais pour accompagner le lecteur.
La liberté de l’expression, de l’écriture implique aussi celle du lecteur. Faisons bien attention à cela : un écrivain responsable ne doit être ni un flatteur ni un courtisan. Il n’y a pas d’obséquiosité possible avec les idées. Autrement dit, un écrivain responsable est aussi quelqu’un qui est là pour dire aux gens ce qu’ils se refusent à entendre. Un écrivain responsable doit être. s’il en est capable, un enchanteur. mais plus encore un éveilleur.
Avril 1997

Le Bâton d’Euclide

Au cœur d’une ville, quoi de plus naturel, de plus indispensable même, qu’un bâtiment nommé bibliothèque ? Cette évidence mit pourtant très longtemps à s’imposer puisqu’il fallut attendre la fondation d’Alexandrie pour qu’apparaisse le premier édifice destiné à recueillir, conserver et cataloguer les œuvres écrites des siècles antérieurs. Pour que soit, en somme, édifié le premier monument conçu pour engranger toute la mémoire du monde. C’est à Ptolémée Sôtêr, premier souverain grec d’Alexandrie, que l’on doit cette fondation essentielle, car c’est bien de fondation qu’il s’agit. La Bibliothèque offrait à un certain nombre de poètes, philosophes et savants la possibilité de travailler et de résider sur les lieux en utilisant le fonds mis ainsi à leur disposition. Les savants furent les plus nombreux à profiter de ce lieu unique – géomètres, mathématiciens, astronomes – qui tous firent la gloire de la ville. Ce sont eux, surtout, que l’on rencontre dans le livre de Jean-Pierre Luminet, lui-même astrophysicien, auteur d’ouvrages sur les trous noirs et, plus récemment, sur « l’Univers chiffonné », ce sont eux que l’on croise tout au long des salles et des couloirs dans le roman qu’il consacre à la Bibliothèque. Il en présente l’histoire à cette heure cruciale où les armées arabes, menées par le général Amrou, campent aux portes de la ville et s’apprêtent à la piller et à en brûler tous les livres. Les derniers responsables des lieux en évoquent alors – pour tenter d’éluder ou retarder l’inéluctable – les moments essentiels et les savants célèbres.

C’est ainsi que l’on rencontre, à mesure que les siècles passent, tous ceux qui ont donné à la géométrie et à l’astronomie leurs lettres de noblesse : Eudoxe de Cnide, Aratos, Euclide, Aristarque, Archimède et surtout Ératosthène, qui réussit à calculer, à un iota près, le diamètre exact de la Terre, et Hipparque, ce génial visionnaire qui découvrit la précession des équinoxes. Surgissent alors, au long des pages et des évocations, les images d’un ciel et d’un monde nouveaux, restitués à la mesure de l’homme parce que dépouillés en partie de leur mystère divin, l’image d’une Terre qui a perdu sa platitude pour devenir une sphère dans l’espace, d’une voûte où les astres dessinent des figures lumineuses et surtout prévisibles.

Bref, les prestiges d’un regard auroral sur la réalité du monde. Avec, au terme de ce cortège d’ombres illustres, la silhouette de la belle, de l’incomparable Hypatie, cette mathématicienne du IVe siècle après J.-C., auteur de très savants ouvrages sur les nombres et les figures, qui mourut lapidée par des moines chrétiens fanatiques. Car cela fait aussi partie, hélas, de l’histoire d’Alexandrie, de sa Bibliothèque extraordinaire, de cette ville qui disparut pillée, dévastée, incendiée par tous ceux – chrétiens et plus tard musulmans – pour qui les mots science et culture étaient intolérables. En ce sens, Le Bâton d’Euclide est le plus bel hommage que puisse rendre un astronome, et un poète d’aujourd’hui, à ses prédécesseurs alexandrins, à qui nous devons la première image d’un ciel qui est toujours le nôtre, celle d’un univers infini et pourtant mesurable.

Le Bâton d’Euclide
Images du ciel
Jacques Lacarrière, Le Monde des livres, 13.06.02

Voix du monde

Notre temps s’est réduit à un présent perpétuel, notre espace s’est rétracté jusqu’à devenir cette voix d’homme, neutre, proche ou lointaine, annonçant les crimes et les exécutions commis. Cette voix intervient dans ma vie comme celle d’un récitant antique qui narre l’horreur sans y participer et nous maintient par force, par essence, dans notre condition d’auditeur, de spectateur passif de l’horreur. Aujourd’hui c’est l’ailleurs qui vient visiter notre ici.

Solidaire-solitaire, jamais cette opposition n’est devenu aussi forte ni aussi évidente et tragique par la pseudo–présence de cet ailleurs en notre vie. Les télécommunications remplissent notre existence de milliers d’informations, elles peuplent notre cœur de milliers de frères inaccessibles (toutes les victimes de l’ailleurs), de milliers de voix et de cris tout proches en apparence mais aussi éloignés de nous, en réalité, que les dieux bleus des cieux indiens. Et cela est d’autant plus intolérable qu’à l’inverse des dieux indiens, ces voix nous crient de là-bas : au secours !

J.L., 1982

Roseau communicant

De roseau pensant, l’homme d’aujourd’hui est devenu roseau communicant.
Pour un roseau, communiquer c’est transmettre ce qui vient d’ailleurs dans le hasard des vents.
Pour un homme, c’est émettre ce qui sourd de soi vers les autres, écouter ce qui sourd des autres jusqu’à soi. C’est changer en faisant échange.
C’est mettre aussi en ordre les bruits confus qui nous entourent. Les bruits disparates, dirais-je.
Pour faire du monde la ruche réciproque des hommes.

Ne lâchons pas la proie du soleil et des mers pour l’ombre de l’ordinateur

 …En matière de voyage, je préfèrerai toujours les ondes naturelles aux ondes électroniques ; je préfèrerai toujours le vent, fut-il violent,avec ses bouffées d’iode et ses paquets d’embruns, aux tempêtes sur écran ; oui, je préfèrerai toujours l’odeur des vrais voyages ou l’odeur vraie des voyages.
Il n’y a, aucune moralité apparente ou impérieuse à en tirer. Si ce n’est peut-être ces souhaits, voire ces résolutions, émises en ce début de siècle : ne lâchons pas la proie des routes et des rivages, la proie des mers et des montagnes, la proie du soleil et des sables pour l’ombre de l’écran et de l’ordinateur. J’ai eu beau regarder récemment les bords de mon écran très attentivement, juste après un voyage mouvementé aux îles de l’Atlantique, en images réelles celles-là, oui, j’ai eu beau le regarder attentivement, je n’y ai décelé ni trace de sel ni débris d’algues. Ne lâchons pas la proie du réel – fut-il dur et rugueux à étreindre – pour l’ombre – fut-elle séduisante – du virtuel. Ou, du moins ne la lâchons pas tout entière. Réel et virtuel ne s’opposent pas à la façon du réel et de l’imaginaire – car des deux nous avons besoin – mais à la façon du réel et de l’illusion. Nuance. Que le siècle à venir ne soit pas au moins celui des voyages illusoires.

La Tunisie

Plusieurs fois, je suis venu en ce pays de Tunisie.
Pays parfois comme un lin bleu qui recouvrirait ciel et mer, parfois comme la robe pierreuse d’une maison du sud, élimée par le désert proche. On y trouve un grand choix de siècles, l’hospitalité fervente du présent, des odeurs qui persistent jusque dans les mots qui en parlent. On y trouve aussi des amitiés réelles et toujours confirmées. On y trouve ce qui manque tant ailleurs aux rapports entre un pays moderne, son passé et ses habitants : la fidélité. Fidélité des aqueducs à la campagne aride, des oliviers à la terre rouge, des ksars du sud aux falaises qu’ils prolongent. Fidélité: C’est pour moi le mot qui définit le mieux ma mémoire de la Tunisie, qui dit le mieux mon désir d’elle. A ce pays, jamais je ne pourrai être infidèle.

Extrait de Cahiers Jacques Lacarrière Méditerranées.
Photographie de Jacques Lacarrière.

Démêler l’écriture

Je n’arrive pas à démêler distinctement où commence et où finit dans l’écriture ce qu’on adresse aux autres, ce qu’on écrit pour soi. Et j’erre, hésite, tâtonne tout au long de ces fragiles fontanelles par lesquelles le réel adhère à nous-mêmes et qui si souvent disloquent. De toute façon, je n’aime guère les autobiographies, les mémoires ni les auto-dialogues. Je n’arrive pas à croire qu’on peut être soi-même source d’entière création. Pour moi, il n’est d’écriture que de partage et de savoir que fraternel. C’est à dire découvert, éprouvé et vécu en commun. L’écrivain d’aujourd’hui ne peut plus être ce Narcisse penché sur un miroir qui ne reflète que lui-même. Pas plus d’ailleurs qu’un héliotrope ou un tournesol perpétuellement dressé vers les étoiles – et donc aussi loin des hommes.
N’existe-t-il pas quelque part, sur cette planète ou sur une autre, une fleur qui ne regarde ni la terre ni le ciel mais soit tournée vers ses compagnes ? Une fleur qui vive à « hauteur de fleur » eut dit Marx s’il avait été botaniste ?
Si elle existe, cette fleur, alors, elle sera mon modèle, ma compagne, ma sœur. Si elle existe, celle-là sera d’emblée mon emblème et mon mythe. Si elle existe. Il ne nous reste plus qu’à la chercher.