Rencontres Européennes du Livre de Sarajevo 2000

Pedrag Matvejevitch, Nedim Gürsel, Jacques Lacarrière Septembre 2000

Si les mots « Mer Noire » évoquent pour beaucoup de gens une mer hostile et mystérieuse, l’Adriatique, bien qu’à deux pas, à deux heures de vol de la France nous est aussi méconnue. Comme continuent d’être méconnus, malgré l’actualité, les pays qui s’étendent entre ces deux mers et qu’on nomme les pays balkaniques. Des Balkans, que j’ai beaucoup parcourus dans les années soixante en me rendant en Grèce, j’ai gardé l’image d’une suite de mosaïques humaines hétérogènes où langues, sol, traditions et histoire ne coïncidaient jamais. Mais laissons là l’histoire qui serait trop longue et qui d’ailleurs est très bien résumée dans les différentes introductions de cet ouvrage. L’ignorance qui est celle de l’Europe à l’égard de l’histoire de ces pays s’étend aussi évidemment à sa littérature. Je me souviens après la guerre de l’incrédulité des gens de lettre parisiens lorsque parurent les premières œuvres en français d’Ivo Andric et de Dusan Matic, romancier et poète serbes renommés. Non, ce n’étaient pas des Martiens, mais des écrivains d’aujourd’hui ! Avec l’arrivée des régimes communistes, on aurait pu penser qu’un léger dégel les aurait rapprochés de nous, mais non, ce fut exactement le contraire : un parfait et total glacis militaire, politique et culturel.

Et le théâtre dans tout cela ? Eh bien, le théâtre y fut – y est toujours – l’un des meilleurs et des plus forts miroirs de cette réalité incohérente, tragique, absurde. Dans sa présentation du théâtre albanais contemporain, Dominique Dolmien a d’ailleurs à ce sujet une phrase tout à fait révélatrice : « Quand les théâtres de l’Ouest jouaient l’absurde, ceux de l’Est le vivaient ». C’est vrai, l’absurde en ces pays n’avait rien de scénique ou de théâtral, il imprégnait la vie collective quotidienne à tous ses niveaux. Que faire alors face à un présent et un avenir dépourvus de sens, à un régime et un parti dont la langue n’était pas de bois mais de béton, et des autorités aux décisions courtelinesques ? Il n’y a que trois réponses possibles, sur scène ou dans la vie : le silence, l’exil ou la dérision. C’est cette dernière qui l’emporte très nettement dans la plupart des pièces présentées ici, dérision qui est une des formes les plus poussées et les plus efficaces de l’humour, et aussi le goût des situations extrêmes, des impasses définitives. Les rapports humains Les plus brutaux, les sentiments les plus mesquins, les jeux les plus cyniques, les calculs les plus dérisoires deviennent monnaie courante dans ce théâtre – dans ces théâtres faudrait-il dire car ils ont tous un air constant de parenté – cynisme, cruauté qui ont pour envers une impitoyable lucidité. Non, on ne s’ennuie pas devant ces couples assassins, ces vivants qui meurent soudainement sans raison, ces morts qui ressuscitent aussi sans raison. Le théâtre devient un véritable décapant des mensonges individuels et désillusions collectives.

Ainsi poussée en ses limites extrêmes, la dérision devient comme la sœur du néant. C’est bien pourquoi, comme l’indiquent les présentateurs de ces œuvres, beaucoup d’auteurs ont pris pour modèle – jamais véritablement contraignants – Ionesco, Beckett, Pinter – qui, eux n’ont pas vécu mais imaginé l’absurde. Il y a dans tous ces textes, une radicalité, un désespoir, un jusqu’au-boutisme mais aussi une clairvoyance et une énergie prodigieuses. Rien de tel dans la production actuelle de l’Occident en mal, non de frontière ou de reconnaissance, mais d’authenticité. Ici, tout est authentique, l’histoire comme l’horreur, le rire comme la détresse, la bêtise comme l’ingéniosité. Toutes ces œuvres témoignent d’une histoire collective toujours à vif, de plaies jamais encore cicatrisées, de prisons jamais libérées, de frontières jamais définies. Pourtant, en lisant ces textes, si forts, insolites, et merveilleusement insolents, je n’ai cessé de me dire en pensant à tous ces auteurs, morts ou vivants : leur histoire collective est une série de catastrophes, leurs espérances un défilé d’abîme, leurs loisirs une suite de soûleries mais ils ont quelque chose à dire, déclamer, dénoncer, moquer, crier, défier. Leurs désespoirs, leurs drames, certes, ne sont pas nouveaux sous le soleil – surtout celui de ces pays – mais ils sont traduits dans une langue si expressive, neuve et nue, que leur message est on ne peut plus clair : si le mensonge du monde est dans les coulisses de l’histoire, la vérité de l’homme est sur la scène.

 Jacques Lacarrière, septembre 2000

Préface à De l’Adriatique à la mer Noire

Association Rencontre Européennes du Livre de Sarajevo
Centre André Malraux
Etonnants Voyageurs
Collège Internationnal des Traducteurs Littéraires d’Arles

Préface à De l’Adriatique à la mer Noire,
Ecritures théâtrales, Maison Antoine Vitez,

Centre international de la traduction théâtrale
Rencontre avec Jacques Lacarrière

L’écrivain voyageur

Le but alors du voyage ? Aucun si ce n’est de perdre son temps le plus féeriquement, le plus substantiellement possible. Se vider, se dénuder et une fois vide et nu s’emplir de saveurs et de savoirs nouveaux. Se sentir proche des Lointains et consanguins des Différents. Se sentir chez soi dans la coquille des autres. Comme un Bernard-l’hermite. Mais un Bernard-l’hermite planétaire.

Ainsi pourrait-on définir l’écrivain-voyageur : « crustacé parlant dont l’esprit, dépourvu de carapace identitaire, se sent spontanément chez soi dans la coquille des autres ». Oui, pensons bien au Bernard-l’hermite. A ce symbole de liberté dans la jungle du fond des mers. A son indifférence à toute carapace originelle et à tout habitat permanent. A sa façon d’être chez lui dans la première coquille venue. De s’approprier en somme le squelette de l’histoire des autres.

L’écrivain voyageur, lui, ne s’approprie rien, si ce n’est éventuellement le langage des autres, en comprenant et apprenant leur langue. Pour pouvoir dire à lui seul et à deux voix le grand poème du monde.

Jacques Lacarrière

Jacques Lacarrière l’enchanteur, par Michel Le Bris

Jacques Lacarrière à Saint-Malo par Sophie Bassouls, droits réservés.

« C’est un peu délicat à soutenir devant vous, à Saint-Malo, mais je crois que le rêve de l’homme n’est pas tant de naviguer que de s’envoler. Il y a de cela quelques années j’avais consacré un livre à Icare, L’Envol d’Icare. Le pauvre a mal fini, c’est vrai, mais l’entreprise était grandiose… »

Moment d’émotion, dans le grand auditorium bondé. Maëtte Chantrel, en ouverture de cette matinée du lundi 25 mai 2015 consacrée au 25e anniversaire d’Étonnants Voyageurs, a sélectionné quelques images enregistrées lors du 10e anniversaire, avec, réunis sur un même plateau, Jim Harrison, Alvaro Mutis, James Crumley, Paco Taïbo II, Jean Malaurie, Théodore Monod, Jacques Meunier, James Welch – beaucoup, depuis, en allés mais qui nous restent si proches – et puis l’ami Jacques Lacarrière, s’avançant sur la scène, avec à la main le petit album de nos 10 ans tout frais sorti des presses. Combien, dans l’auditorium, ce lundi, étaient déjà présents la première fois ? Et tant d’images, pour nous tous, qui affluent alors, le souvenir de rires, d’escapades, de discussions jusqu’au cœur de la nuit. Les yeux de Nicolas Bouvier se plissent, malicieux, dans un nuage de fumée, Gilles Lapouge, la voix lointaine, rêve au voyage qu’il fera peut-être vers cette frontière qu’il vient de découvrir, délimitée sur des dizaines de kilomètres par une rangée de rhododendrons, Jacques Meunier et Pascal Dibie poussent la porte, hilares, garnements ravis de leurs polissonneries après avoir donné leur spectacle, dans une salle de l’hôtel Chateaubriand, sur certains rites des Indiens d’Amazonie, retransmis imprudemment en direct sur une radio catholique rennaise, trompée par le titre, la responsable presque à genoux en prières au fond de la salle tandis que les deux loustics débitaient en un crescendo savamment dosé leurs histoires de plus en plus scabreuses sur la sexualité inventive des Amazoniens, Alvaro Mutis qui somnolait sous sa toute nouvelle casquette de marin part d’un rire strident, inextinguible, Redmond O’Hanlon, d’un geste du bras fait apparaître sur la table une bouteille de champagne, puis deux, dans quelle poche prodigieuse de sa veste cache-t-il ses bouteilles pour qu’elles sortent ainsi à la moindre occasion, et l’ami Jacques après des variations prodigieusement érudites sur la coquille du Bernard-l’hermite, évoque à mi-voix l’entreprise folle qui fut la sienne le matin même et qui faillit se terminer en apothéose, il s’en fallut d’un rien, d’un cheveu, d’un souffle d’air qui avait manqué, au moment essentiel – l’histoire, justement, que Jacques entreprend de raconter, l’album à la main, dans cette petite séquence d’évocation du 10e anniversaire :
– La photo que vous voyez est historique ! Ou a failli l’être… Il y avait du vent, et j’étais ce matin-là dans une forme exceptionnelle. Comme Sophie Bassouls, une amie dont j’apprécie énormément le travail, voulait me photographier, je lui ai proposé de me suivre : « Prévoyez un long film, car ce que vous allez voir est quelque chose d’inouï ! »
La salle avait retenu son souffle.
– C’est pourquoi vous me voyez les bras tendus, un pied déjà levé. Je le sentais, j’en étais sûr : j’allais m’envoler ! Et je ne me suis pas envolé… Je me suis longtemps demandé s’il fallait que j’eusse disparu dans le ciel comme Icare ou que je reste sur terre avec vous…
Rires. Applaudissements émus. Pourtant, Jacques ne dit pas tout. J’étais ce jour-là au balcon de ma chambre, à l’hôtel Océania, face à la grande plage de Saint-Malo, témoin émerveillé. Jacques était presque à mes pieds, Sophie virevoltait, l’œil collé à son Leica. Ce petit matin, oui, tenait du miracle, le soleil naissant allumait des flaques de lumière sur le sable mouillé, l’air, vif encore, était d’une légèreté grisante, j’allais les appeler, tous deux, lorsqu’un souffle un peu plus fort l’avait tout à coup soulevé, emporté dans les airs jusqu’au Fort national, avant de le ramener et de le déposer dans un soupir, comme si Jacques avait fait le choix, malgré la promesse du ciel offert, de rester parmi nous… Sophie, témoin de toute la scène, est restée jusqu’à présent d’une belle discrétion, les seules photos parues sont celles des préparatifs, mais je sais qu’elle ne me démentira pas.

Il fut donc de l’aventure « Étonnants Voyageurs » dès la première édition, et n’en manqua pas une seule, comme il fut de l’aventure de la revue Gulliver née en avril 1990, rassemblant nombre des écrivains qui allaient devenir les amis fidèles de Saint-Malo autour de cette idée d’une littérature « voyageuse, aventureuse, soucieuse de dire le monde ». C’est donc tout naturellement qu’il était devenu membre (un membre très actif, toujours pétillant d’idées) de l’association. Et le public le retrouvait chaque année avec bonheur, au café littéraire avec Maëtte Chantrel, à la Tour des Moulins avec son complice en poésie Yvon Le Men, où Sylvia Lipa, sa femme, et lui enchantaient le public par leurs lectures, comme dans de multiples rencontres évocations, débats, rencontres, qu’il illuminait de son humour et de son immense érudition.
« Illuminait » : c’est le mot juste. Il était un de ces rares écrivains qui savaient faire de leur savoir de la lumière. Et nous gardons en souvenir quelques instants de grâce, comme à Sarajevo, où il avait bouleversé le public par un magnifique hommage à Danilo Kis, ou cette «rencontre d’amitié » autour de Nicolas Bouvier, avec Jacques Meunier et Gilles Lapouge, les complices de toujours – tant d’autres encore, qu’il faudrait citer… Il avait la grâce.
Un immense écrivain. Amoureux fou de la si Grèce, bien sûr, où il avait passé une bonne partie de sa vie, mais aussi de l’Inde, on le sait moins (parti pour l’Inde, il était tombé malade à mi-chemin nous racontait-il, et avait ainsi découvert la Grèce, et lorsqu’à sa deuxième occasion de la découvrir, il était de nouveau tombé malade, il y avait vu comme un signe) de l’Anatolie, de l’Égypte, des mondes celtiques (à preuve La Forêt des songes, fantaisie autour des thèmes arturiens auquel il tenait beaucoup), passionné par le bouddhisme comme par les gnostiques, il était, au delà de la Grèce, profondément, un « homme du monde ». La manière française de tout cataloguer l’associe quasi exclusivement à la Grèce. À tort. Reste donc encore à prendre la mesure de son projet : à travers les cultures, les paysages et les chemins du monde, dessiner les contours d’une métaphysique de l’imagination créatrice. Autrement dit : par le travail de l’écriture, réenchanter continûment le monde.

Il est des êtres, ainsi, dont on se dit qu’il n’était pas possible qu’on ne les rencontre pas. L’essentiel de nos conversations tournait autour de nos livres d’élections – Giono, Panait Istrati, pur génie littéraire, si peu lu, si mal connu –, tout au plaisir de se découvrir de nouvelles connivences, membres avec Nicolas Bouvier et Gilles Lapouge, pour le coup, d’une petite fratrie. Non, tout cela ne tenait pas au hasard…
Nos livres d’élections, et puis la gnose. Pour ceux que le mot effraie : le déploiement de ce qu’implique l’idée d’une imagination créatrice – le réenchantement possible du monde. Nos chemins, pourtant, avaient été si différents ! Mais cela, sans doute, tenait à des époques différentes de découverte : années 1960 pour lui, où Gurdjieff passait pour un maître à penser, comme le romancier-philosophe Raymond Abellio, avant la découverte pour lui d’Alexandrie, suivi d’un voyage en Bosnie sur les traces laissées par les Bogomiles ; fin des années 1970 pour moi, dans l’arrachement aux idéologies du temps, par la découverte des textes lumineux d’Henry Corbin sur les hérésies des religions du livre et la coïncidence saisissante entre sa philosophie de l’Imagination créatrice et l’intuition profonde du romantisme allemand dans laquelle j’étais alors plongé. Mais qu’importe la porte ? Compte le chemin dans l’espace ouvert au-delà, où nous nous étions trouvés.
On insiste peu sur cette dimension spirituelle de Jacques Lacarrière, aussi j’apprécie particulièrement que ce beau portrait de Florence Forsythe, qui paraît dix ans après qu’il nous ait quitté, en souligne l’importance : elle est capitale et sous-tend toute son œuvre, en ce qu’elle implique une idée très forte de la littérature, de ses pouvoirs et de ce qu’elle révèle de nous-mêmes. Notre dernière conversation – c’était après le festival 2005, il avait passé quelques jours à la maison, se préparant à son opération qu’on lui disait banale mais qui bien sûr le préoccupait – avait déviée sur un logicien-philosophe, Stéphane Lupasco, à l’œuvre considérable et pourtant à peu près ignorée. Si le fictif n’est pas le vrai il n’est pas non plus le faux, nous disions-nous, il oblige donc – autrement dit la littérature, la fiction, le poème obligent – à penser une logique à trois termes et non deux comme le faisait Aristote qui ne voulait connaître que le partage du vrai et le faux. Cette logique dite du « tiers exclu » devait être dépassée, ou englobée, dans une logique plus vaste qui serait dès lors du « tiers inclus »… Le nom de Lupasco nous était venu à tous deux en même temps. Moment d’étonnement : toi aussi ? Car enfin, qui lisait encore Stéphane Lupasco ? C’était lui, pourtant, qui avait pour la première fois défendu cette idée dans sa « Logique dynamique des contradictoires » en méditant notamment sur les implications de la physique quantique. Quantique et poétique, ça sonnait bien, il faisait beau, nous flottions comme en apesanteur sous la tonnelle, dans les odeurs de roses et de seringuas, accompagnés par un Chablis délectable, l’été s’annonçait déjà par un changement subtil de la lumière et les mots, les idées, divaguaient, tourbillonnaient libérés eux aussi des lois de la gravité et dans cet exercice Jacques était un maître. Étions-nous si loin d’Étonnants voyageurs ? Pas vraiment : cette idée des puissances de la littérature n’était-elle pas au cœur même du festival ?
Non, ce n’était donc pas un hasard si nous nous étions trouvés. Et pas un hasard, non plus, dans le soir venant à l’hôtel Karibé, en 2012, lors de la 3e édition d’Étonnant voyageurs en Haïti, si dans une conversation avec Hubert Haddad et Jean-Marie Blas de Roblès sur les puissances d’incandescence de la littérature étaient venus les mêmes livres-clés, les mêmes références philosophiques. J’avais rêvé alors Étonnants Voyageurs comme un caravansérail vers lequel convergeaient les longues caravanes de voyageurs, de pèlerins, d’aventuriers, de poètes aussi, venus des quatre horizons, où ils se retrouvaient, le temps de quelques jours, de quelques nuits, pour dire les effrois et les merveilles du vaste monde…

Un homme du monde, oui. Aimant la vie, le vin, les amis, bref, le « bel aujourd’hui » : la plongée dans les cultures du passé n’était pas chez lui un refuge, mais une manière de donner sens, profondeur, intensité, couleurs au présent : « J’aime le siècle ou je suis né, disait-il : je m’y sens bien et je n’ai jamais feint, comme tant d’autres, de m’y croire inadapté ou exilé. »
Pour un numéro de la revue Gulliver consacrée à la littérature de voyage, il avait proposé cette introduction, qui le résume si bien : « Le but du voyage ? Aucun, si ce n’est de perdre son temps le plus féeriquement possible. Se vider, se dénuder et, une fois vide et nu, s’emplir de saveurs et de savoirs nouveaux. Se sentir proche des Lointains et consanguin des Différents. Se sentir chez soi dans la coquille des autres. Comme un bernard-l’hermite. Mais un bernard-l’hermite planétaire. Ainsi pourrait-on définir l’écrivain-voyageur : “Crustacé parlant dont l’esprit, dépourvu de carapace identitaire, se sent spontanément chez lui dans la culture des autres.“»
Jacques Lacarrière l’enchanteur.

Michel Le Bris

Il fut de l’aventure Étonnants Voyageurs

Par Michel Le Bris, écrivain, directeur du festival Etonnants Voyageurs

Dès la première édition, et n’en manqua pas une seule, comme il fut de l’aventure de la revue Gulliver née en avril 1990 qui rassembla tous les écrivains fidèles de Saint-Malo autour de cette idée d’une littérature « voyageuse, aventureuse, soucieuse de dire le monde ». C’est donc tout naturellement qu’il était devenu membre (un membre très actif, toujours pétillant d’idées) de l’association Étonnants Voyageurs. Et le public le retrouvait chaque année avec bonheur au café littéraire avec Maëtte Chantrel, à la Tour des Moulins avec son complice en poésie Yvon Le Men, où Sylvia Lipa, sa femme, et lui enchantaient le public par leurs lectures, et dans de multiples rencontres, évocations, débats qu’il illuminait de son humour et de son immense érudition. 

« Illuminait » : c’est le mot juste. Il était un de ces rares écrivains qui savaient faire de leur savoir de la lumière. Et nous gardons en souvenir quelques instants de grâce, comme à Sarajevo, où il avait bouleversé le public par un magnifique hommage à Danilo Kis, ou cette « rencontre d’amitié » autour de Nicolas Bouvier, avec Jacques Meunier et Gilles Lapouge, les complices de toujours – tant d’autres encore, qu’il faudrait citer… Il avait la grâce. 

Un immense écrivain. Amoureux fou de la Grèce, bien sûr, où il aura passé une bonne partie de sa vie, mais aussi del’Inde, on le sait moins (parti pour l’Inde, il était tombé malade à mi-chemin, nous racontait-il, et avait ainsi découvert la Grèce, et lorsqu’à sa deuxième occasion de la découvrir, il était de nouveau tombé malade, il y avait vu comme un signe). 

De l’Anatolie, de l’Égypte, des mondes celtiques (à preuve La Forêt des songes,fantaisie autour des thèmes arthuriens auxquels il tenait beaucoup), passionné par le bouddhisme comme par les gnostiques. Il était, au-delà de la Grèce, profondément, un « homme du monde ». La manière française de tout cataloguer l’associe quasi exclusivement à la Grèce.À tort. Reste donc encore à prendre la mesure de son projet : à travers les cultures,les paysages et les chemins du monde, dessiner les contours d’une métaphysiquede l’imagination créatrice. Autrement dit : par le travail de l’écriture, réenchantercontinûment le monde. Un homme du monde, oui. Aimant la vie, le vin, les amis, bref, le « bel aujourd’hui » : la plongée dans les cultures du passé n’était pas chez lui un refuge, mais une manière de donner sens, profondeur, intensité, couleurs au présent : « J’aime le siècle où je suis né, disait-il : je m’y sens bien et je n’ai jamais feint, comme tant d’autres, de m’y croire inadapté ou exilé. »Pour un numéro de la revue Gulliver consacrée à la littérature de voyage, il avait proposé cette introduction, qui le résume si bien : « Le but du voyage ?Aucun, si ce n’est de perdre son temps le plus féériquement possible. Se vider, se dénuder et, une fois vide et nu, s’emplir de saveurs et de savoirs nouveaux. Se sentir proche des Lointains et consanguin des Différents. Se sentir chez soi dans la coquille des autres. Comme un bernard-l’hermite. Mais un bernard-l’hermite planétaire. Ainsi pourrait-on définir l’écrivain voyageur : “ Crustacé parlant dont l’esprit, dépourvu de carapace identitaire, se sent spontanément chez lui dans la culture des autres”. » 

Texte paru dans l’album Etonnants Voyageur, 25 années d’une aventure littéraire, Hoëbeke, 2015. 

Étonnants voyageurs 1999, Les Coureurs d’Océan

Les nouvelles que l’on pourra lire dans cet ouvrage ont été sélectionnées dans le cadre du Concours d’écriture organisé pour la huitième année par le Festival Etonnants Voyageurs, avec le Rectorat d’Académie de Rennes, la Fondation du Crédit Mutuel pour la Lecture, le Crédit Mutuel de Bretagne et les éditions Gallimard Jeunesse. Il était ouvert aux élèves des collèges et lycées de l’Académie de Rennes.

Le jury 1999 était présidé par Jacques Lacarrière, et composé de Christine Féret-Fleury éditeur, écrivain, Catherine Cayrol, journaliste, Bernard Le Doze, enseignant, service d’action culturelle du Rectorat deRennes, Frédéric Monot, Fondation du CréditMutuel pour la Lecture, Raymond Rener, Gallimard Jeunesse.

Préface :

Les coureurs d’océan. Je reprends volontiers cette image proposée cette année pour le sujet du dixième festival Étonnants Voyageurs. Courir les océans, bravo et pourquoi pas, mais aussi pourquoi, au juste ? Devant la mer, surtout celle qu’on nomme océan, il y a depuis toujours deux attitudes possibles : dire « c’est là que la mer finit et que la terre commence » ou au contraire « c’est là que la terre finit et que la mer commence ». Tout dépend bien sûr de la mentalité, autrement dit du lieu mental de chacun. Un sédentaire dans l’âme ne verra dans la mer qu’un infini liquide, tour à tour calme ou tourmenté, aussi imprévisible, aussi inaccessible que le ciel. Le voyageur, le nomade, le rêveur ou le visionnaire, celui qui ne tient pas en place parce qu’il sait ou qu’il sent que sa place est partout sur la terre, verra au contraire dans la mer une invitation au voyage, un sésame lui ouvrant les portes de l’Ailleurs, le chemin mouvant et merveilleux qui mène à l’inconnu. Et j’en reviens alors à la question première : Courir les océans ?

Pourquoi courir les océans ? La réponse me semble assez simple, et beaucoup de ceux qui ont justement – et souvent talentueusement – concouru cette année sur ce thème ne s’y sont pas trompés : il ne s’agit pas seulement de courir l’aventure – comme on dit courir le guilledou -, de rechercher l’exotisme pour l’exotisme, mais de courir et parcourir le monde pour mieux le découvrir, si le coureur d’océan ne s’intéresse qu’à la dot de la mer, c’est-à-dire l’or des épaves enfouies ou celui des galions à attaquer et pirater, alors il n’a d’autre issue que de se faire, en effet, pirate, corsaire ou flibustier. Mais il s’intéresse aussi au monde lui-même, à ses richesses humaines, c’est-à-dire à tous les êtres, tribus, fratries, peuples et pays que l’on peut rencontrer sur terre et sur les mers, alors, il aura, lui, double richesse, celle, éventuelle, des mines d’or dont il rêvait peut-être et surtout celle que lui apporteront les milliers de frères, de cousins, de compagnons ou de complices rencontrés à l’autre bout du monde. Sans oublier la joie plus que roborative que procure toujours la réalisation d’un rêve.

C’est seulement cela – mais c’est également tout cela – le rêve réalisé, la vision un jour rencontrée, incarnée dans la vie, qui distingue radicalement les Cartier, Malherbe, Coatenlem, Madec, La Bourdonnais, de simples et de vulgaires aventuriers. Les aventuriers n’ont que des besoins et à la rigueur des désirs. Les découvreurs, eux, ont des rêves. Des rêves qu’ils font et qu’ils incarnent. La conclusion s’impose : les vrais coureurs de mer sont aussi et d’abord découvreurs et rêveurs d’océan.

Jacques Lacarrière

Étonnants Voyageurs 1998, Ulysse reprend la mer

Les nouvelles que l’on pourra lire dans cet ouvrage ont été sélectionnées dans le cadre du concours d’écriture organisé pour la septième année par le festival Étonnants Voyageurs, avec le Rectorat d’Académie de Rennes, la Fondation du Crédit Mutuel pour la Lecture, le Crédit Mutuel de Bretagne et les éditions Gallimard Jeunesse. || était ouvert aux élèves des collèges et lycées de l’académie de Rennes.

Le jury 1998 était présidé par Jacques Lacarrière, et composé de Jeanne Benameur, Pierre Pelot, Jean-Luc Fromental, écrivains, Bemard Le Doze, enseignant, service d’action culturelle du Rectorat de Rennes, Frédéric Monot, Fondation du Crédit Mutuel pour la Lecture, Raymond Rener, Gallimard Jeunesse.

Préface :

De tous les prénoms usités dans la Grèce d’aujourd’hui, l’un des plus courants est Ulysse (en grec Odysseus). Ce qui n’implique pas pour autant d’avoir une femme du nom de Pénélope ni un fils du nom de Télémaque ! Les mythes ne recommencent jamais en totalité. Mais comment être marin en Grèce sans penser à Ulysse, être ensorceleuse ou voyante sans penser à Circé et même être borgne sans penser au Cyclope ? Les mythes étaient déjà perçus en leur temps comme des récits en grande partie légendaires, mais chacun savait aussi que derrière ces légendes – et notamment derrière L’Odyssée – il y avait – et il y a toujours – la mer avec ses accalmies (sa bonatsa) et ses tempêtes (sa fortuna) et l’histoire avec, elle aussi, ses tempêtes et ses accalmies, et surtout les hommes, en proie aux volontés divines comme aux vicissitudes de la vie, les hommes avec leur courage ou leur peur, leur héroïsme ou leur lâcheté. C’est pour cela que l’Odyssée fut pour les Grecs d’autrefois, et aussi pour ceux d’aujourd’hui, bien plus qu’un livre d’aventures et d’exploits surhumains, bien plus qu’un prodigieux recueil de monstres et de merveilles, mais un livre, le Livre de la Mer et de l’Homme, le livre de l’aventure humaine toute entière.

Ce que les Grecs admiraient le plus en Ulysse n’était ni sa force physique ni son pouvoir de séduction, mais qu’ils appelaient sa métis, c’est-à-dire cette aptitude à surmonter tous les obstacles, si imprévus soient-ils de résoudre les plus difficiles des énigmes, et à venir ainsi à bout du monstrueux et de l’inhumain. C’est cela avant tout ce que représente Ulysse : un héros, certes, mais un héros qui utilise son cerveau plus encore que ses bras, un héros que rien ne surprend ni ne déconcerte. Et ce pouvoir, cette faculté, il les appliquera non pour sa propre gloire, mais au profit des autres, de tous ceux qu’il rencontrera sur sa route. Être un héros ici ne veut pas dire être un surhomme, mais un homme complet, disons même un homme accompli. C’est pour cela qu’Ulysse – à l’inverse d’Achille, par exemple, qui n’est qu’un héros guerrier n’existant que par et que pour les combats – c’est cela qu’Ulysse est toujours vénéré en Grèce et dans toute la Méditerranée : parce qu’il est un réconciliateur avant d’être un vainqueur, un homme de parole, dans tous les sens de ce terme. Plus même : un sage, un initié qui a connu toutes les épreuves et qui a su les surmonter. Et dans un seul but : non pas conquérir le monde ou assurer sa gloire mais revenir dans son foyer d’Ithaque.

Ithaque, ce foyer tant désiré, tant recherché, ce foyer enfin retrouvé après vingt ans d’absence, Ithaque symbolise en fait tous les ports, toutes les îles, toutes les beautés comme toutes les détresses de la Méditerranée. Quand Ulysse revient chez lui, il trouve son palais dévasté par les prétendants, ses terres abandonnées et tous ses biens spoliés. Symboles là encore de bien des lieux de la Méditerranée d’aujourd’hui. Les élèves auteurs des textes ici choisis ont parfaitement compris et senti cet enseignement vivant de L’Odyssée. Le retour de l’Ulysse moderne à Alger, Marseille, Alexandrie ou en Bosnie, en Croatie est là pour l’illustrer. Pourtant, ne nous rassurons pas en nous disant que toujours il en fut ainsi et que la Méditerranée fut une mer et une terre vouée à tous les désastres. Aucun désastre n’est inéluctable, aucune tragédie inévitable. Le premier à l’avoir compris et senti, lui aussi, fut justement Ulysse, cet être à la fois commun et unique qui, pour bien montrer qu’il était le frère de tous les hommes, s’était donné pour nom Personne.

Jacques Lacarrière