Le Bernard-l’hermite ou le Troisième Voyage

Il existe tant de façons de voyager – plus en tout cas que de couleurs dans l’arc-en-ciel, que pour les dénombrer, mes doigts suffisent à peine. Eliminons d’emblée un certain nombre de voyages : le voyage d’affaire (celui du représentant), le voyage d’amour (limité à deux et le plus souvent à Venise), le voyage civil forcé (l’exilé, le déplacé, le déporté), le voyage militaire forcé (guerre), le voyage d’aventure (l’explorateur), le voyage d’agrément (tourisme), le voyage clandestin (espionnage), le voyage scientifique (archéologue, géologue, ethnologue), le voyage militant (tournées électorales à l’île de la Réunion par exemple), le voyage missionnaire (prêtres et pèlerinages. A quoi il convient d’ajouter le voyage du diplomate et celui de l’enseignant ou technicien en poste à l’étranger qui tiennent, selon des portions variables pour chacun, du voyage d’affaire, du voyage officiel ou du voyage missionnaire.
Lequel ai-je pratiqué de ces voyages ? Aucun. Il y a longtemps que j’ai opté pour le seul qui vaille, le treizième voyage. En quoi consiste-t-il ? Il se situe exactement à l’opposé du voyage éclair. Mais comme il n’existe pas en français un terme unique pour désigner un « déplacement de longue durée à caractère non orageux », je le nommerai : voyage au ralenti, flânerie, musardise. Il consiste à visiter le plus lentement possible êtres et choses, à fréquenter patiemment leur histoire, s’immiscer posément dans leur vie intime. Voyage d’apprentissage, donc, philosophique en somme : devenir apprenti d’Ailleurs, compagnon du Lointain, au sens où l’on entendait compagnon au siècle dernier, celui qui parcourait chemins et villes pour connaître un pays et acquérir en même temps une formation professionnelle. Ainsi ai-je fait pour ma part des années durant pour apprendre l’Ailleurs et me rapprocher du Lointain : j’ai parcouru la Grèce, l’Egypte, le Proche-Orient, la Tunisie et le Maroc avec pour compagnon et pour Mère, la Méditerranée.
Le but alors d’un tel voyage ? Aucun si ce n’est de perdre son temps le plus féeriquement, le plus substantiellement possible. Se vider, se dénuder et une fois vide et nu s’emplir de saveurs et de savoirs nouveaux. Se sentir proche des Lointains et consanguins des Différents. Se sentir chez soi dans la coquille des autres. Comme un Bernard-l’hermite. Mais un Bernard-l’hermite planétaire. Ainsi pourrait-on définir l’écrivain-voyageur : « crustacé parlant dont l’esprit, dépourvu de carapace identitaire, se sent spontanément chez soi dans la coquille des autres ». Oui, pensons bien au Bernard-l’hermite. A ce symbole de liberté dans la jungle du fond des mers. A son indifférence à toute carapace originelle et à tout habitat permanent. A sa façon d’être chez lui dans la première coquille venue. De s’approprier en somme le squelette de l’histoire des autres.
L’écrivain voyageur, lui, ne s’approprie rien, si ce n’est éventuellement le langage des autres, en comprenant et apprenant leur langue. Pour pouvoir dire à lui seul et à deux voix le grand poème du monde.