La responsabilité de l’écrivain

À un âge que je ne me hasarderai pas à fixer avec précision mais qui devait coïncider avec le début de mon adolescence, je me souviens que j’eus un jour une sorte de révélation en écrivant mon nom sur la copie que je devais rendre le lendemain au lycée à mon professeur. Ce nom, je l’avais écrit maintes fois, comme tous les autres élèves, mais ce jour-là je me mis à le répéter, machinalement, à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’il perde tout sens et surtout toute familiarité: LA-CAR-RIERE. Ces trois syllabes m’apparurent soudain ridicules et absurdes. Ce qui, pour moi, sans que jamais je n’y réfléchisse, avait été une identité et une reconnaissance, la part familiale et publique de moi-même, devenait soudain un son, un écho, un vide. Du coup, je me mis à réfléchir sur tout ce qui, en fait, ne m’appartenait pas, ne venait pas de moi, mais des autres, sur tout ce qui m’avait paru jusqu’alors évident, naturel, presque fatal et qui en fait n’était que le fruit du hasard: ma naissance, mon sexe, mon enfance, la couleur de mes yeux, ma langue maternelle, ma famille, ma religion… Ce jardin lui-même qui, pendant des années, m’avait paru aussi naturel, aussi fatidique que la terre et le ciel, ce jardin lui-même m’apparut alors comme un décor analogue à ceux du théâtre: on les aime ou on ne les aime pas, mais on ne les a pas choisis.
Ainsi, la quasi-totalité de ce qui m’entourait, de ce qui m’avait fait (et de ceux qui m’avaient fait), aussi de ce qui me constituait, moi, par rapport aux autres, avait été imposé par le hasard : nom, lieu, langue, siècle, milieu social. Ni même la couleur de mes yeux ne m’appartenait pas. Alors, que me restait-il à choisir en ce monde? Je me demande si ce n’est pas à partir de ce jour que je décidai de choisir au moins ce qui demeurait encore vierge et libre: l’avenir. Mon passé était décidé, mon présent gravement compromis. Restait l’avenir. Je serai écrivain. Je compris vite que cela, au moins, était une décision personnelle et libre à la réaction de mon père. Lui, avec qui je ne m’étais jamais disputé, me dit la seule chose blessante, ou du moins non complice, quand, vers l’âge de 16 ans, le bac étant passé, je lui appris que j’allais partir à Paris faire des études de Lettres (et non travailler avec lui) : « Je ne t’empêcherai pas, me dit-il, bien que je puisse le faire car tu n’es pas majeur et je suis responsable de toi. Va vivre ta vie mais ne viens pas me chercher si tu es dans le pétrin. Tu n’auras qu’à t’en prendre à toi-même » !
Je ne peux pas ici rentrer dans le détail des années qui suivirent mais où se forgea nettement le sentiment précis de la responsabilité. Je m’aperçus assez vite que les contraintes du hasard que je résume par naître à Limoges au XX » siècle, grandir dans un jardin à Orléans, avoir les yeux bleus, m’appeler Lacarrière, laissaient tout de même en moi une part de liberté. Ma langue de naissance, par exemple, le français, je pouvais me contenter d’en faire usage comme tous les Français, de la refuser en vivant à l’étranger ou, au contraire, de l’intensifier en l’utilisant comme l’instrument même de ma vie et de mon métier. De ces choix-là, j’étais entièrement responsable et le tableau, finalement, n’était pas aussi sombre qu’il apparaissait. Même la couleur de mes yeux, sur laquelle je n’avais pas prise (et que de toute façon j’appréciais) me laissait une certaine liberté de manœuvre et constituait même quelquefois un atout dans mes entreprises (nombreuses) de séduction. Et puis enfin, bleus, ocres, ou noirs, les yeux sont là surtout pour voir le monde qui vous entoure et il n’appartenait qu’à moi d’augmenter ou d’amoindrir leur pouvoir visuel.
Et la réflexion que je peux aujourd’hui tirer de cet exemple (et que je tirais déjà alors) était quant aux yeux: je suis irresponsable de leur couleur mais je suis responsable de leur regard. Je suis irresponsable de mon sexe (n’ayant choisi ni de naître ni d’être mâle) mais je suis responsable de l’usage que j’en fais. Ainsi chacune des contraintes des champs d’irresponsabilité qui m’avaient tant marqué dans mon adolescence se doubla par la suite d’une frange de liberté possible qui en limitait la fatalité. Je n’avais pas choisi mon sexe mais je savais – j’ai su très tôt – qu’il y avait une façon responsable et irresponsable de s’en servir.
Et pour le reste, ce qui n’est pas physique ni génétique, dirions-nous aujourd’hui? L’écriture par exemple. Ecrire n’est pas en soi un acte responsable. Si on se contente de noircir des feuillets pour raconter sa vie intime et de les enfermer dans un tiroir, on se contente d’être un narcisse déguisé en scribe. Ce qui est responsable, c’est de publier. Dire publication c’est dire : rendre public. Dès l’instant où le texte – né dans l’intimité de l’ombre et de la solitude – arrive à la lumière de la publication (et de sa sœur siamoise, la publicité), il cesse d’être un acte secret, il appartient à ses lecteurs. A ce propos, une réflexion annexe qui clarifiera peut-être cette question de la responsabilité. Pour les Grecs anciens, la notion de responsabilité ne commençait qu’avec un acte, un écrit ou une parole publics, c’est-à-dire entendus ou connus par tous. On pouvait penser pis que pendre de son voisin, du chef de l’Etat, de ses supérieurs à l’armée, rien n’avait d’importance tant que, comme le pense très souvent Homère (et cette métaphore me paraît lumineuse) : « la pensée ne devient mot que si elle franchit la barrière des dents ». Seule la profération – et la profération publique – relève de la responsabilité. Nul n’est responsable de ses pensées cachées ni de ses actes non commis. A l’inverse, tout-à-fait à l’inverse de ce qui arrivera plus tard avec la morale chrétienne ou comme le dit Jésus, grosso modo : il suffit de désirer en pensée la femme que l’on voit passer pour être en état de péché. Pour les Grecs, être responsable c’était savoir ce que l’on devait garder pour soi ou extérioriser devant les autres. Avec le christianisme, on est responsable – et donc – coupable – dès le for intérieur, comme on dit.
Et l’écriture? Dans un pays comme le nôtre où la liberté d’expression est quasiment presque totale, cette liberté implique justement une responsabilité égale en dimension et en portée. Mais en même temps elle a fatalement ses limites. Essayons de les définir à la façon dont les anciens Egyptiens, dans le Livre des Morts, imaginaient la plaidoirie du défunt devant le dieu Osiris, qui présidait le tribunal des juges infernaux. Le défunt devait énumérer 42 actes qu’il avait commis ou non commis, selon les coutumes de la société égyptienne. Je n’irai pas jusque-là mais j’essaierai moi-même d’être aussi précis, sincère et responsable que possible :
Dans aucun de mes livres, je n’ai cherché, même dans des romans à caractère fatalement suggestif, à influencer la lecture du lecteur éventuel mais à respecter sa vision personnelle et même à l’entraîner. Un écrivain n’est ni un mage ni un gourou. Une écriture responsable doit éveiller, enrichir la lucidité du lecteur.
Dans aucun de mes livres, je n’ai cherché à persuader ni à convaincre mais à témoigner. Témoigner de ce que j’ai vu, témoigner de ce que j’ai imaginé. Témoigner du visible et de l’invisible, ou, si l’on préfère, du réel et de l’imaginaire. Un écrivain responsable doit être le témoin de ses doutes autant que de ses certitudes. Il est là non pour impressionner mais pour accompagner le lecteur.
La liberté de l’expression, de l’écriture implique aussi celle du lecteur. Faisons bien attention à cela : un écrivain responsable ne doit être ni un flatteur ni un courtisan. Il n’y a pas d’obséquiosité possible avec les idées. Autrement dit, un écrivain responsable est aussi quelqu’un qui est là pour dire aux gens ce qu’ils se refusent à entendre. Un écrivain responsable doit être. s’il en est capable, un enchanteur. mais plus encore un éveilleur.
Avril 1997