Le Bâton d’Euclide

Au cœur d’une ville, quoi de plus naturel, de plus indispensable même, qu’un bâtiment nommé bibliothèque ? Cette évidence mit pourtant très longtemps à s’imposer puisqu’il fallut attendre la fondation d’Alexandrie pour qu’apparaisse le premier édifice destiné à recueillir, conserver et cataloguer les œuvres écrites des siècles antérieurs. Pour que soit, en somme, édifié le premier monument conçu pour engranger toute la mémoire du monde. C’est à Ptolémée Sôtêr, premier souverain grec d’Alexandrie, que l’on doit cette fondation essentielle, car c’est bien de fondation qu’il s’agit. La Bibliothèque offrait à un certain nombre de poètes, philosophes et savants la possibilité de travailler et de résider sur les lieux en utilisant le fonds mis ainsi à leur disposition. Les savants furent les plus nombreux à profiter de ce lieu unique – géomètres, mathématiciens, astronomes – qui tous firent la gloire de la ville. Ce sont eux, surtout, que l’on rencontre dans le livre de Jean-Pierre Luminet, lui-même astrophysicien, auteur d’ouvrages sur les trous noirs et, plus récemment, sur « l’Univers chiffonné », ce sont eux que l’on croise tout au long des salles et des couloirs dans le roman qu’il consacre à la Bibliothèque. Il en présente l’histoire à cette heure cruciale où les armées arabes, menées par le général Amrou, campent aux portes de la ville et s’apprêtent à la piller et à en brûler tous les livres. Les derniers responsables des lieux en évoquent alors – pour tenter d’éluder ou retarder l’inéluctable – les moments essentiels et les savants célèbres.

C’est ainsi que l’on rencontre, à mesure que les siècles passent, tous ceux qui ont donné à la géométrie et à l’astronomie leurs lettres de noblesse : Eudoxe de Cnide, Aratos, Euclide, Aristarque, Archimède et surtout Ératosthène, qui réussit à calculer, à un iota près, le diamètre exact de la Terre, et Hipparque, ce génial visionnaire qui découvrit la précession des équinoxes. Surgissent alors, au long des pages et des évocations, les images d’un ciel et d’un monde nouveaux, restitués à la mesure de l’homme parce que dépouillés en partie de leur mystère divin, l’image d’une Terre qui a perdu sa platitude pour devenir une sphère dans l’espace, d’une voûte où les astres dessinent des figures lumineuses et surtout prévisibles.

Bref, les prestiges d’un regard auroral sur la réalité du monde. Avec, au terme de ce cortège d’ombres illustres, la silhouette de la belle, de l’incomparable Hypatie, cette mathématicienne du IVe siècle après J.-C., auteur de très savants ouvrages sur les nombres et les figures, qui mourut lapidée par des moines chrétiens fanatiques. Car cela fait aussi partie, hélas, de l’histoire d’Alexandrie, de sa Bibliothèque extraordinaire, de cette ville qui disparut pillée, dévastée, incendiée par tous ceux – chrétiens et plus tard musulmans – pour qui les mots science et culture étaient intolérables. En ce sens, Le Bâton d’Euclide est le plus bel hommage que puisse rendre un astronome, et un poète d’aujourd’hui, à ses prédécesseurs alexandrins, à qui nous devons la première image d’un ciel qui est toujours le nôtre, celle d’un univers infini et pourtant mesurable.

Le Bâton d’Euclide
Images du ciel
Jacques Lacarrière, Le Monde des livres, 13.06.02