Éloge du bon à rien

 Luis Mizon, extrait du Bulletin de I’Association des Amis de la Bibliothèque Municipale d’Auxerre numéro 8 — Octobre 2008.

Quelques jours avant sa mort, Jacques Lacarrière m’avait adressé une petite missive.

Je l’avais invité à faire partie de notre « Confluences Poétiques » qui réunit, depuis peu, des auteurs d’origines étrangères et des Français de culture ouverte, comme lui, pour faire œuvre commune imitant, à notre façon, les méandres des fleuves ou plutôt des ruisseaux plus au moins tranquilles qui cherchent à mêler leurs eaux.
Nous avions dîné chez un ami pour proposer la création d’une revue capable d’exprimer l’idée et le besoin d’une confluence culturelle dont l’élément communicant serait la poésie.
Cette revue est maintenant réalité.                 
Le texte que Jacques m’avait envoyé résumait très bien l’idée fondatrice de notre association mais aussi son propre itinéraire intellectuel.

Paris mercredi 20, 8h 30

Cher Luis,
Je retrouve ce texte*, égaré dans des pages retrouvées.
J’avais envie de te l’envoyer. Voilà.
*Que j’ai dû écrire il y a assez longtemps.

« Or, pour moi, la culture, c’est tout ce qui refuse les similitudes, l’immobilisme des racines, les miroirs de la mémoire close, tout ce qui refuse ou écarte le semblable ou le similaire pour rechercher ce qui est différent, ce qui est dissemblable. Être cultivé aujourd’hui, ce n’est pas lire Tacite ou Homère dans le texte (ça, c’est de l’érudition), ce n’est pas non plus connaître par cœur les composantes chimiques du sol de Mars ou de Saturne, c’est simplement admettre jusqu’en sa propre création la culture des autres, c’est même au besoin se mêler à elle et la mêler en soi.
Être cultivé aujourd’hui, c’est porter en soi, à sa mort, des mondes plus nombreux que ceux de sa naissance.
C’est s’enrichir et s’agrandir en se tissant, se métissant de la culture des autres »
Jacques Lacarrière

Ce texte est précieux parce qu’il nous montre une pratique de l’esprit une manière de vivre la culture ouverte et de réaliser une action conséquente dans le monde qui nous entoure.
Il exprime une réflexion mûrie au cours de ses voyages, il explique bien son affinité avec Lawrence Durrell, dont le vécu et l’œuvre indissociables partagent la même idée.
Il explique peut-être aussi l’affinité qui existait entre nous, ses amis, le lien qui nous unissait à lui et qui subsiste entre nous.
Il montre toute la différence qu’il y a entre la notion d’être témoin de la culture de l’autre et la notion d’être engagé dans la culture de l’autre.
Il précise aussi la forme de l’engagement sans cacher ses risques.
Les deux notions ne sont pas forcément contradictoires. Le témoin admire, et juge à sa manière la présence de l’autre. Il est sensible à la variété et à la richesse d’une culture créée et développée par des hommes comme lui. Mais le contact s’arrête là.
On peut voyager ainsi, il est parfois indispensable de le faire en tant que bon témoin. 
Nous sommes alors les grands ou les petits reporters de l’autre.
L’engagement vrai va plus loin, vers un vécu créateur.
Il propose une alchimie, une expérience, une conversion de l’esprit, avant d’être une conviction.
Il se présente comme une séduction mutuelle.
Les deux notions sont également présentes dans l’histoire. L’Europe n’existerait pas sans des hommes engagés à vivre l’aventure d’un métissage fondé sur la séduction mutuelle des dieux grecs et sémites. A nous de poursuivre, nous avons du pain sur la planche.
Bien que l’expérience de la culture d’autrui soit un commerce sur la base de l’inattendu, de la découverte, du détail, employant un mot cher à Jacques, par la présence de minuscule. L’engagement est d’abord basé sur une exigence face à l’autre.
Il n’y a rien de moral dans cette démarche, il n’y a pas d’obligation éthique, il n’y a pas, non plus, une reconnaissance théorique quelconque de la rationalité de l’autre tel qu’elle a été discutée au XVIsiècle lors des débats de Valladolid entre Gines de Sepulveda et le père Bartolomé de Las Casas.
Je pense que, heureusement, cette étape est franchie et la légalité théorique acquise. Le monde accepte le caractère humain des toutes les races, de tous les « Indiens », mais à la place de la reconnaissance rationnelle il y a une autre reconnaissance à gagner, fondée sur un instinct animal de la beauté de l’autre, de son parcours créateur, cet instinct animal à la forme d’un respect pour l’altérité d’où se dégage un sens religieux des rapports humains.

Une reconnaissance religieuse, oui, non pas de la valeur mais de la fragilité de l’humain et de sa capacité de s’épanouir par la diversité de la création en gardant l’unité de la racine et du sens.

Cette reconnaissance religieuse est une sorte de compassion, de partage de la passion, qui donne aux artistes et surtout aux poètes la parole de la reconnaissance, le privilège d’un contact intime avec des inconnus dont l’origine est diverse et en dernière instance perdue. La parole et l’écoute de l’autre sont la poésie.
Le respect religieux, la reconnaissance sensible et poétique de l’autre et de sa culture se trouve aux antipodes de toute complaisance culturelle.
Jacques était extrêmement critique envers la mesquinerie culturelle de l’autre et je me rappelle bien l’avoir entendu exprimer son dégoût face à l’exploitation industrielle de l’exotisme fait par « l’autre ».
Cette notion d’ « autre », qu’on s’y arrête.
Je suis allé à l’île de Pâques à dix-huit ans, alors qu’il n’y existait pas encore d’aéroport, ni de port habilité. Pour s’y rendre il n’y avait qu’un bateau de la marine chilienne qui faisait le voyage une fois par an.
Là-bas, j’ai vécu une expérience religieuse et poétique qui est bien loin de celle du simple témoin ou de celle de quelqu’un qui s’engage pour des raisons uniquement morales.
L’expérience de l’autre que nous sommes.
Nous avions parlé de cela, Jacques et moi, et nous avions raconté à Gil Jouanard notre projet ensemble une sorte de contrepoint entre l’île de Pâques et Pompéi ; lieux de vies ensevelies, imprégnés de voix et de fantômes. Depuis il aimait, en riant, me présenter comme un vrai « Pasquan ».
Je me rappelle que dans mon expérience de « l’autre » sur l’île de Pâques, il fallait se glisser entre plusieurs propositions, plus ou moins conscientes et disponibles, il fallait fuir les demandes d’une identité trop déterminée et fuir aussi une manière trop claire d’être soi-même.
Il fallait refuser d’être un commerçant, un témoin, un secouriste, un médecin sans frontières, un missionnaire, un scientifique pour arriver à ce rien, à être un bon à rien et présenter dans le sien la surface de contact nécessaire au rapport poétique engagé. Un contact profond entre le rien que nous sommes et le rien de l’autre.
A l’île de Pâques j’ai appris l’existence de ce lien et j’ai découvert qu’il était lié à la vocation poétique, à une loyauté envers ‘l’homme et ses contes, comme ces écrits sur bois de flottement, les rongo-rongo, restés indéchiffrables à l’île des géants amnésiques ou les graffitis mutilés sur les murs ensevelis de Pompéi.

Textes écrits à l’occasion de l’inauguration de la Bibliothèque Municipale d’Auxerre.