Alecos Fassianos

Enfant, je jouais dans les paupières du ciel. Les nébulosités de l’espace étaient mes seules compagnes. Je marchais sans y prendre garde sur les cheveux des vieilles femmes, côtoyais les plus laids monuments sans même les remarquer. Sans un mot, je déshabillais les forêts pour les jeter nues à l’entrée des villes, mais je continuais de m’instruire à l’écoute des paroles douces des saisons.
A chaque pose, des vols d’oiseaux migrateurs m’indiquaient la route à suivre. J’étais indiscuté, j’étais heureux…
L’Enfance d’Icare, poèmes, lithographies de Fassianos. Syrmos éditeur

… Les personnages de Fassianos, ces figurants d’un théâtre muet, ces acteurs d’un film arrêté, bref ces ombres suggèrent, malgré leur caractère unidimensionnel, un monde le plus souvent sensuel, langoureux et voluptueux, un monde à l’orée du rêve aussi, où la beauté passe comme au ralenti, sans urgence et sans pesanteur, avec la même fidélité et la même sensualité que le vent à travers les étendues et les langueurs du sommeil. Car ces ombres rêvent quelquefois.
A quoi peut bien rêver une ombre ?
Peut-être à ce pays précieux et très ancien dont parle Platon et où les hommes n’avaient encore que deux dimensions comme les personnages des vases ? Ce pays du bonheur encore sans épaisseur ? Ce sont eux finalement ces fantômes de jadis qui survivent aujourd’hui dans cette œuvre et portent jusqu’à nous, jusqu’à notre brutale, bruyante modernité, la grâce et la légèreté des nuages humains de Fassianos.
Jacques Lacarrière

Peut-on imaginer un monde sans musique ?

Peut-on imaginer un monde sans musique, un monde où les ruisseaux couleraient sans murmures, où les oiseaux ignoreraient le chant et où le vent lui-même ne serait qu’un souffle sans échos ? Je dis bien : un monde sans musique, pas un monde insonore ou sans bruit. Bruits et sons nous entourent, nous envahissent dès la naissance, rythment ou martèlent chaque instant de notre vie depuis les battements de notre cœur jusqu’aux rumeurs ultimes du Big-Bang encore audibles, nous dit-on, dans le concert des étoiles. Non, je ne parle pas de bruits sans âme mais de la musique qui est au son ce que la fleur est à la tige, une éclosion, une effusion, voire une élévation offerte aux yeux et aux oreilles.
Il y a quelques années, à l’occasion du premier concert donné par un groupe de jeunes musiciens amateurs, je leur avais écrit : «A quoi peut bien servir la musique ? A divertir, émouvoir, plaire, faire rire, faire pleurer, donner des leçons, donner des frissons, charmer les oreilles ou les casser ? A tout cela, semble-t-il, selon les cas, les siècles, les auteurs et les interprètes, à tout cela sauf adoucir les mœurs.» Je ne peux que réitérer ici ces humbles évidences. La musique n’est pas là pour adoucir ni d’ailleurs endurcir les mœurs, pour faire de nous des anges ou des démons, nous tracer le chemin menant au seuil du paradis ou au cœur de l’enfer car elle est d’abord une fête des sons, une noce d’accords, un concert – voire un concile – de timbres et de rythmes, une floraison d’émotions, une moisson de vibrations, tout un unisson d’harmonies. Et ce, qu’elle s’en tienne aux demeures familières des assonances et consonances ou qu’elle s’aventure vers les contrées délicates – et souvent délicieuses – de la Dissonance.
Un après-midi d’août 1944 en pleine Occupation, à la veille de la libération de la ville d’Orléans où j’habitais alors, une jeune amie pianiste profita d’un répit entre deux bombardements pour se remettre au piano. La musique me parvint tandis que je montais les escaliers de sa maison pour lui rendre visite. Une musique étrange, inconnue de moi qui me figea littéralement sur place. C’était un air lent, très lent, une sorte de complainte qui n’avait rien d’une déploration, une musique austère, hiératique mais d’où n’émanait nulle tristesse, comme si elle accompagnait une procession solennelle, illustrait une cérémonie secrète ou séculaire, venue du fond des temps. Et ce, en un lieu que j’imaginais comme une terrasse vaste et nue donnant sur de grandes arcades. C’était la Sarabande de Claude Debussy, seconde partie d’une suite qui en comprenait trois et qui s’intitulait : Pour le piano.
Depuis ce jour de 1944 où je l’entendis pour la première fois – il y aura donc bientôt soixante ans ! -, cette Sarabande n’a cessé de dérouler en moi ses fastes solennels, son fascinant murmure, sa lente, enchanteresse liturgie. Comme le chant d’une invisible et angélique Infante gagnant quelque lieu fatidique ; une Infante rencontrée en une vie passée et retrouvée, reconnue ce jour-là, indiscutablement, par l’entremise et la magie de la musique de Debussy. A quoi sert la musique ? Mais à retrouver le chant de nos vies parallèles !

L’opéra et la tragédie antique

InfoMatin : Comment le mythe d’Iphigénie a-t-il survécu ?
Jacques Lacarrière : Quand Euridipe écrit Iphigénie en Tauride, puis Iphigénie en Aulide, il y a belle lurette qu’on ne sacrifiait plus les femmes en Grèce, ni les hommes ! Le dramaturge se trouve donc devant une tâche ardue mais passionnante : expliquer humainement, par les ressorts de la psychologie, un rituel archaïque dont le sens avait disparu. Chacun, au cours des siècles, a continué cette démarche et apporté sa propre vision du drame. Tant qu’un mythe est lu, joué, écouté, dansé, interprété d’une façon ou d’une autre, il reste vivant.

Peut-on rapprocherle sacrifice l’Iphigénie de celui d’Isaac ?
J. L.: Le sacrifice d’Iphigénie est imposé à Agamemnon, non pas en tant que père, mais entant que général des armées grecques, pour que les bateaux puissent porter la guerre à Troie. Le sacrifice d’Iphigénie a une portée collective, il concerne le sort de l’armée grecque toute entière et celui de la guerre contre les Troyens. Le sacrifice d’Isaac, lui, est une épreuve personnelle envoyée par Dieu pour tester la foi et la soumission d’Abraham. Nous sommes dans deux mondes tout à fait différents : celui de la responsabilité collective avec les Grecs, celui de la foi inconditionnelle avec la Bible.

La mythologie grecque résonne-t-elle toujours en l’homme occidental ?
J. L. : Les personnages de la mythologie grecque qui ont survécu jusqu’à nous sont ceux qui ont été portés jadis au théâtre. Si leurs conflits, leurs drames, leur histoire ont encore pour nous sens et vie, c’est que ces œuvres continuent de nous poser des questions vitales. Pour ne prendre qu’un exemple, celui d’Antigone face à Créon n’est-il pas l’illustration parfaite de cette phrase d’Einstein : « Ne fais jamais rien contre ta conscience, même si l’Etat te le demande » ? Je suis sûr que Sophocle et Einstein se seraient entendus ! Ce que Sophocle appelait tyrannie, Einstein l’appelait totalitarisme,mais la conséquence est la même : tant qu’il y aura des Créon, nous aurons besoin d’Antigone.

L’opéra participe-t-il des rites religieux?
J. L. : L’opéra est la forme scénique la plus proche de ce que fut la tragédie grecque, mais les tragédies antiques étaient plus encore que des opéras. Je ne crois pas que l’opéra doive rester dans un registre religieux, rituel où mythologique. Il n’y a aucune raison de ne pas faire comme ont fait les auteurs d’autrefois, qui ont innové en portant ces personnages sur la scène. Il est essentiel que l’opéra soit présent dans un registre novateur, qui ne repose plus sur la fatalité des personnages, mais sur leur liberté, leur pouvoir d’inventer l’avenir. Après les parricides ouïes infanticides, il lui reste à proposer aussi des genèses dont la voie reste à tracer!

Propos recueillis par Lucien Delarue pour Info Matin

Dans le sillage d’Orphée

Récital conçu et présenté par Sylvia Lipa et Jacques Lacarrière
Le 27 septembre 2000 à l’auditorium Saint-Germain-des-Prés

Avec la participation amicale de Denise Aron-Schrôpfer, Angéla (chant), Catherine Jacobsen, Michel Boizot, Jean Guiloineau, Yannis Vlastos (Oud et Bouzouki) et Mahmout Démir (Saz et Kémencçé).
D’Homère à Séféris, de Platon à Bouddha en passant par l’Egypte, l’Iran, la Mésopotamie, la Grèce et Rome, poèmes, proses et chants n’ont cessé de jalonner les voies d’hier et d’aujourd’hui en Méditerranée. Voies déla sagesse, de la méditation mais aussi voies de du vin et de l’ivresse, de du plaisir de vivre et réfléchir ensemble. Entrecoupées de chants ou de musiques instrumentales, ces voix seront celles de : Socrate, Platon, Héraclite, Antisthène, Diogène, Pline, Marc-Aurèle, Plotin, quelques prêtres de Babylone, un roi de Bactriane, un berger mésopotamien, un architecte égyptien et les voix vivantes et modernes des poètes grecs Ritsos, Séféris, Elytis.
Sans oublier bien sûr Orphée dont les hymnes ouvriront et clôtureront ce récital entre deux aurores : celle d’hier et celle d’aujourd’hui, à travers la voix sans âge des poètes.

Le livre des Genèses

En ces temps où la science s’efforce d’expliquer la naissance du monde, Le Livre des Genèses de Jacques Lacarrière retrace l’histoire mythique de notre origine et de nos commencements. En effet, il ne s’gait pas seulement de de la Genèse selon la Bible, mais des différentes conceptions de la création nées au sein des religions sémitiques et indo-européennes qui ont fondé les grands mythes de notre culture. Aussi, l’ouvrage concerne-t-il le monde méditerranéen, égyptien, indien, nordique, mésopotamien, mésopotamiens, hébraïque et chrétien.

Aux questions qu’il se posait sur l’origine de son existence, l’homme a répondu en imaginant l’histoire d ‘un passé mystérieux et inconnu. Cet imaginaire, demeuré dans la mémoire des hommes, s’est également prolongé dans leurs œuvres d’art. De Sumer à nos jours, les artistes ont représenté sans discontinuer ces mythes primordiaux qui constituent un des aspects majeurs de notre patrimoine artistique.

Aussi l’iconographie joue-t-elle dans ce livre un rôle essentiel. Elle couvre le champ allant du monde antique au XXe siècle et fait appel à tous les arts dans leurs Expressions diverses : statues, sculptures, bas-reliefs, fresques, sceaux, monnaies, vases, papyrus, enluminures, et gravures.

Le Livre des Genèses constitue donc un parcours iconographique inédit qui, des temps les plus anciens jusqu’au présent le plus contemporain, raconte et image la façon dont les hommes des différentes cultures ont conçu et rêvé notre venue au monde.

Jacques Lacarrière, spécialiste du monde grec (L’Été grec, Promenades dans la Grèce antique, En cheminant avec Hérodote), a écrit également plusieurs ouvrages liés à l’histoire des religions : Les Gnostiques, Les Hommes ivres de Dieu, En suivant les dieux et Marie d’Egypte, son premier roman.

Philippe Lebaud

Paris 1990

Tendres Boucheries

FR3 Bourgogne

Tendres Boucheries, une exposition réalisée en juin 1983 avec Charlotte J. Charlot, Pascal Dibie, Sylvia Lacarrière et Jean-Marc Tingaud avec la collaboration de Jacques Lacarrière et des plasticiens de Bourgogne et d’ailleurs.

FR3 Bourgogne rend compte de cet événement et donne la parole aux auteurs.

Avec le concours du Conseil Régional de Bourgogne, de laDirection Régionale des Affaires Culturelles, des Ministères de la Culture et de l’Agriculture.

Une production de l’Agence Nationale de Création Rurale.

D’Hérodote à Grécité

Claude Roy, le Monde, le Nouvel Obs, 2 décembre 1968.

Quand on cherche à connaître la littérature grecque moderne, à laquelle se dévouent des spécialistes remarquables, comme Chrysa Papandréou, Gérard Pierrat, Antoine Vitez, il y a un ami qui se retrouve à tous les carrefours essentiels, le nom d’un homme modeste et d’un talent éclatant : Jacques Lacarrière. J’ai trop souvent ici l’irritante occasion de dénoncer les méfaits des traducteurs-trahisseurs, des saccageurs de grands textes. Il me semble juste, pour une fois, de saluer comme il le mérite, un traducteur modèle et un écrivain rigoureux.

Jacques Lacarrière publie en effet simultanément, la traduction d’un auteur grec qui courait les grand-routes du monde il y a vingt-cinq siècles environ, et celle de Grécité, de Ritsos. Le premier ethnographe de la Grèce antique, Hérodote et le premier poète de la Grèce actuelle, Yannis Ritsos, viennent à nous, grâce à Lacarrière, avec la même fraîcheur, la même immédiateté. Qu’il traduise d’une langue morte ou du néo-grec, qu’il étudie et traduise les tragiques, qu’il explore les œuvres des « Hommes ivres de Dieu », les Pères du Désert de l’Egypte hellénique, qu’il découvre et ressuscite de savoureux manuscrits alexandrins du IIIe siècle, comme la « Vie légendaire d’Alexandre le Grand », rédigée par le pseudo-Callisthène sept siècle après la mort du Macédonien, et enrichie d’interpolations pendant tout le Moyen Age byzantin et turc, qu’il révèle au public français l’œuvre de Georges Séféris ou celle de Yannis Ritsos, ou du jeune romancier Vassili Vassilikos : avec Lacarrière, une traduction n’est jamais une de ses « belles infidèles », dont on est tenté de dire qu’il ne leur manque que la parole, parce que la parole que leur donne l’interprète est figée ou pauvre, glacée ou approximative.

Pourquoi un texte grec ancien ou moderne traduit par l’auteur des « Promenades dans la Grèce antique » donne-t-il toujours un sentiment si fort de vérité et de vivacité ? Sans que pourtant l’auteur de ces versions soit suspect de consentir à des libertés coupables ou à des complaisances faciles. Car jamais Lacarrière ne cède à la tentation de « rapprocher » complaisamment de nous Hérodote ou Jean Climaque en utilisant des anachronismes volontaires, des modernismes douteux, des « familiarités discutables », l’attirail de ruses un peu grosses qui donnent à peu de frais l’impression que « cela a été écrit hier ». Un texte établi et traduit par lui l’est toujours avec rigueur. Ce franc-tireur de l’hellénisme contemporain a l’élégance de dissimuler toujours le travail très probe du savant et du philologue, de rendre invisible le soubassement de critique scientifique, d’érudition minutieuse, d’analyse linguistique sur quoi se fondent ses travaux.

Le secret de Jacques Lacarrière, c’est sans doute que lui-même en sort tout le premier. Il sait tout ce qu’on peut apprendre dans les bibliothèques, à la Sorbonne, ou en mettant en scène et en jouant les tragiques grecs. Mais il sait aussi tout ce qu’on ne peut pas y apprendre. Quand il écrit sur les Pères du Désert, c’est en homme qui a dépouillé de vieux manuscrits, la Patrologie et la Philocalie, mais qui a vécu aussi des saisons entières en partageant la vie des moines et des ermites solitaires du mont Athos. Quand il nous invite à parcourir la Grèce, il a traduit pour cela les itinéraires de Pausanias, mais il a aussi parcouru à pied l’Attique et l’Arcadie, il a grimpé pendant des heures au sommet du Parnasse avec le garde-champêre de Delphes, exploré avec lui la grotte Corycienne où il peut comparer ce qu’il découvre avec ce qu’a décrit Pausanias.. Quand il traduit les romanciers et les poètes grecs, il a traîné comme eux dans les rues d’Athènes ou les ruelles des villages, dormi sur la plage avec les pêcheurs, respiré les mêmes odeurs, mangé le même pain, chanté les mêmes chansons.

Sous l’écorce de ce Bourguignon sorti d’une toile flamande, avec sa tête de donateur d’un retable primitif, il y a un rat de bibliothèque qui connaît tous les livres et un coureur de grands chemins dont la chair n’est pas triste. Ce que Maurice Coindreau et Pierre Leyris ont été pour les écrivains anglo-saxons, ce que Baudelaire fut pour Poe, ce que Michèle Loi est pour les poètes chinois, Jacques Lacarrière l’est pour les Grecs d’autrefois, et pour les vivants : mieux qu’un interprète, plus qu’un médiateur, davantage qu’un traducteur – un compagnon, un frère.

Grécité

de Yannis Ritsos.

Texte mythique, écrit en 1945/1947 en pleine guerre civile, mis en musique par Théodorakis et devenu, contre la dictature des Colonels, un hymne à la résistance et à la liberté, c’est un des premiers livres publiés par Fata Morgana, dès 1968, dans l’admirable traduction de Jacques Lacarrière, alors que Ritsos est déporté à Léros.

Lire l’article de Claude Roy dans le Monde en 1968

Fata Morgana 1976 ‒ 48 pages ‒ 14 x 22 cm ‒ ISBN 978.2.85194.325.5
Fata Morgana 1999, ISBN : 978-2851943255
Editions Bruno Doucey 1994, ISBN : 978-2362290633