Jocaste

Charles CHAYNES

A propos de Jocaste
Plus on réfléchit sur Jocaste et plus s’intensifient les ombres - ou si l’on veut les blancs - que la légende a laissée sur son compte. Pourquoi, dans les œuvres classiques, cette résignation devant un sort immérité ? Pourquoi cet abandon aux forces obscures des oracles ? Avec Euripide, un refus, en partie conscient, en partie inconscient dresse Jocaste contre l’absurdité des décisions divines. Mais Euripide ne pouvait aller au-delà - dans la révolte de Jocaste - sans la faire entrer à son tour dans le sacrilège. Pour ma part, et tout en tenant compte des données de la légende traditionnelle, j’ai voulu aller encore plus loin, déborder le cadre de la Grèce antique et parler, à travers Jocaste, de toutes les femmes humiliées, méprisées, ignorées, victimes de la folie et de l’égoïsme des hommes. C’est pourquoi le chœur - constitué de femmes proches de Jocaste, si proches que mon souhait serait qu’elles en soient autant de doubles, de sosies vivants - retrace la longue lignée des femmes victimes des dieux, des hommes et des oracles, des femmes immolées sur l’autel du pouvoir ou de la richesse. « Ce qui est fascinant, ce n’est pas l’agréable, c’est l’insondable » écrivait Ludovic Janvier, à propos du personnage d’Erzebet. Bien qu’aux antipodes d’Erzebet, Jocaste répond elle aussi à cette image, promise malgré elle à l’inceste par l’arbitraire inhumain des oracles. J'en ai fait le contraire d’une femme résignée, j’en ai fait une femme, une mère, une épouse et une reine lucides et surtout capables de percevoir d’emblée ce que les hommes ne voient jamais, aveuglés qu’ils sont par le vertige du pouvoir. Le texte de cet opéra se veut un affranchissement, une libération de la Jocaste traditionnelle et j’ai tenté, ici, de faire sortir de la nuit sans fin promise par l’oracle une reine lucide qui se voulut d’abord femme et mère.
Jacques Lacarrière.

Opéra en trois Actes sur un livret de Jacques Lacarrière

Jocaste – Hélène Jossoud
Antigone – Monique Krüs
Œdipe – Jean-Marie Frémeau
Polynice – Benoît Boutet
Étéocle – André Cognet
Créon – François Harismendy
Le Messager – Douglas Nasrawi

Chœur du Théâtre des Arts
Orchestre Symphonique de Rouen
Direction Frédéric CHASLIN

Directeur artistique de l’enregistrement : Daniel Zalay
Prise de son : Didier Gervais, assisté de Solène Chevassus
Enregistrement public réalisé par Radio-France au Théâtre des Arts de Rouen les 5 et 7 novembre 1993
Mise en scène : Marc Adam – Décors et costumes : Johannes Leiacker
Photos recto et livret : Daniel Huray – Ville de Rouen

Lawrence Durrell

Des fantaisies jubilatoires. Voilà ce que sont pour moi les peintures d’Oscar Epfs alias Lawrence Durrell. 

Reprenons ses termes. Des fantaisies, oui. Autrement dit, pas d’aspirations proclamées au Grand Œuvre ni de prétentions cosmiques mais des jeux, des joies, des farces même quelquefois et très souvent des fêtes. La main d’Oscar Epfs suit son cœur qui suit son rêve qui suit son rire.

Et puis, des jubilations. Jubilation, mot durrellien par excellence. Jubiler c’est, d’après le dictionnaire, « manifester une joie vive et expansive qui se traduit le plus souvent par des signes extérieurs ». Définition parfaite des peintures d‘Oscar Epfs. Elles manifestent pour la plupart une joie en expansion – comme l’univers – et maints signes extérieurs de liesse. Approchez-vous de certaines d’entre elles et vous y surprendrez des rires étouffés, des sourires en coin, des complicités chuchotantes avec le monde environnant. Au fond, dans leur plus grande part ces peintures sont plutôt d’inspiration païenne, pour ne pas dire panthéiste, et l’on y chercherait en vain la moindre trace de péché originel. Elles ne contiennent ni serpent ni faute mais la raison en est très simple : elles ne dérivent d’aucun modèle ni d’aucune tradition. Elles expriment simplement et crument la joie des mains, et celle des yeux à jouer avec des couleurs. D’où ces hymnes au soleil vivant, à la mer exultante, d’où ces totems heureux, ces fantômes en goguette, d’où cette palette souvent primitive et naïve. Joies et jeux, jeux et joies, nous voici revenus au début de notre chemin : aux fantaisies jubilatoires. C.Q.F.D.

Un jour, Lawrence Durrell nous fit un très précieux cadeau : une œuvre d‘Oscar Epfs. C’était une petite peinture à l’huile représentant un port méditerranéen la nuit. Sur la colline, entre les étendues bleu-sombre de la terre et de la mer, s’étageaient, comme un cortège de lucioles, des rangées de maisons illuminées. Un port en fête, donc, une liesse, une joliesse de mâts, de coques, de fenêtres et de lune. Une nuit enluminée, calme et sage. Une nuit epfsienne.

Lorsqu’un écrivain se met à peindre, on peut toujours se demander si ce n’est pas pour lui une autre façon d’écrire, un moyen de vouloir s‘illustrer lui-même en illustrant le monde. Avec Oscar Epfs, rien de tel. Cette question ne s’est jamais posée. Il ne peint surement pas pour accéder au panthéon des peintres, il ne peint certainement pas par manque ou par névrose mais plutôt par plénose. Comblé par l‘écriture, il ne demande pas aux couleurs de remplacer les mots mais au contraire de les accompagner en lui fournissant des jubilations parallèles et des joies non pareilles.

Alors, peinture d’amateur ? Oui, à condition de prendre ce mot dans son tout premier sens qui est : personne ayant un goût très vif pour quelque chose. Oscar Epfs avait un goût très vif pour les couleurs. Et un besoin plus que vif, un besoin vital et viscéral d’écrire. Vif, voilà le mot qui relie chez lui ces deux activités : écrire et peindre. Et qui relie d’un fil d’Ariane subtil et lumineux, Oscar Epfs à Lawrence Durrell.

Jacques Lacarrière

Pour le catalogue Lawrence Durrel, 3/8/1992

Voir l’œuvre dans le Cahiers Jacques Lacarrière, Méditerranée

Sol Invictus

Soleil Invaincu, Cantate de la Paix

Au cours du festival De la Guerre à la Paix de juillet 2003, le public du Centre Mondial de la Paix de Verdun a pu découvrir Sol Invictus une création mondiale co-signée par Michel Sendrez, compositeur et Jacques Lacarrière.

Au cours de ces derniers mois, j’ai travaillé dans l’île de Chypre sur la zone interdite séparant depuis le mois d’Août 1974 la partie turque et la partie grecque de l’île. J’ai pu rencontrer ainsi à plusieurs reprises les soldats de la force d’interposition de l’ONU. Des soldats éventuellement armés mais des soldats dont la mission est d’empêcher toute reprise des combats.

Il m’a semblé qu’aujourd’hui un texte sur la paix ne pouvait pas ignorer cette nouvelle fonction ou cette nouvelle mission d’une armée : veiller sur la paix à l’ombre des armes. Et cela, quelle que soit la forme de ce texte : prose ou poème, appel ou élégie, prière ou manifeste. C’est la raison pour laquelle une des voix de cet oratorio est celle d’un soldat de la paix. Pourquoi aussi une des voix féminines est celle d’une réfugiée. Pour quiconque a pu parcourir les différents camps installés dans le Proche-Orient comme je l’ai fait ces dernières années, les réfugiés sont devenus les plus nombreuses, comme les plus éprouvées, des victimes de l’état de guerre.

La paix ne saurait être simplement le contraire de la guerre. Elle n’est pas un état de grâce mais le résultat d’un combat. Elle ne saurait être soumission, encore moins démission face à la violence. Si la guerre est l’équivalent d’un cri, la paix doit être un chant fort et puissant. C’est pourquoi je n’ai pas renoncé pour autant à faire place à l’espoir — même né à l’ombre des armes- symbolisé ici par l’aube et le soleil levant. Carle soleil apporte non seulement le jour mais la réconciliation. Je n’ai pas trouvé pour l’instant de titre à ce chant de l’aube future. Dans mon esprit, je le nomme Soleil invaincu, nom que les Romains donnaient aux jours du solstice d’hiver où l’astre paraissait englouti dans la nuit. 

Jacques Lacarrière

Quand Jean-Luc Demandre, directeur du Centre mondial de la Paix et Didier Patard, directeur de Transversales, m’ont fait la commande d’une œuvre sur la volonté de vivre en paix, je me suis très vite adressé à Jacques Lacarrière en espérant qu’il accepterait de relever le défi d’un sujet aussi difficile. Il en est résulté ce très beau texte : Sol invictus. La difficulté à laquelle je me trouvais alors confronté était d’arriver à traduire musicalement, non seulement la beauté de la langue mais aussi l’idée, parmi tant d’autres, d’une espérance aussi forte dans un avenir lumineux. J’ai conçu une disposition scénique de façon à ce que toute tentative de dialogue paraisse hors temps, hors espace. Le comédien et la comédienne immergent le sujet dans l’actualité. Le comédien, dont le double, danseur capoiériste, donne à voir l’habileté de ses acrobaties verbales, la comédienne, elle, femme victime, prolongée ensuite par la danseuse butô symbolisant, dans sa nudité, l’espoir au féminin.

Michel Sendrez

Gurdjieff et la musique

« Prends la compréhension de l’Orient et Le savoir de l’Occident – et ensuite cherche ».

Comment définir la personne et l’enseignement de Georges lvanovitch Gurdjieff, né en Russie d’un père grec et d’une mère arménienne en 1877 et qui, sa vie durant, de Tbilissi et d’Essentuki à Moscou, de St. Pétersbourg à New-York, d’Istanbul à Paris (où il mourut en1949), ne cessa d’œuvrer pour ce qu’il nomma Le Développement Harmonique de l’Homme ?

Notons bien ce terme Harmonique – et pas seulement harmonieux – auquel il tenait tant. Là, réside une des clés de son enseignement et la raison d’être des hymnes, chants, prières, invocations, rythmes et danses qu’il composa à l’intention de ses élèves.

En musique, une harmonique est un son dont la fréquence est un multiple du son fondamental, une résonance ajoutant sa propre vibration à celle du son premier dont elle est un écho différent mais indissociable.

Avec l’être humain, ce terme suppose que la nature de ce dernier peut elle aussi s’enrichir en se multipliant, se développant sur une gamme ou une échelle plus vaste, mais toujours à l’unisson des lois et énergie du monde environnant. Un siècle ou presque avant les astrophysiciens d’aujourd’hui, Gurdjieff nous dit que l’Homme est une poussière d’étoiles mais une poussière perfectible – disons même prometteuse, détentrice de conscience, susceptible d’éveil.

A l’opposé des principaux enseignements de son temps et surtout loin des catéchismes habituels aux différentes religions, la voie initiatrice proposée par Gurdjieff passait d’abord essentiellement et viscéralement par le corps. La pleine connaissance et conscience du corps- non seulement du corps au repos, en posture méditative mais aussi et surtout du corps en mouvement, du corps dansant fut toujours à la base de l’enseignement de Gurdijieff. D’où le rôle, l’importance de la musique et de la danse en cet apprentissage.

Né dans une communauté gréco-arménienne nourrie d’apports russes et turcs, Gurdjieff connut très tôt les beautés et les hymnes de la liturgie orthodoxe, la nostalgie des chants arméniens et, plus tard, au cours de ses nombreux voyages en Asie centrale, les prières, les chants et les danses des confréries soufies.

Lorsqu’il y a quelques années, je découvris moi-même au cours de mes séjours en Anatolie l’exaltation et la rigueur de ces rituels soufis, j’eus le sentiment de retrouver, vivantes et intactes, les musiques composées par Gurdjieff et les chemins d’éveil qu’elles peuvent tracer en nous.

Oui, le corps humain peut devenir une voie royale menant à l’épanouissement de l’être humain. Loin d’être l’antre du péché ou l’asile de la perdition, il peut être alcôve de l’Éveil et chrysalide de l’Envol. N’est-ce pas ce qu’écrivait, ce que chantait déjà au XIII siècle, le grand poète soufi Yunus Emré sur les chemins d’Anatolie ?

« Nous avons plongé dans l’Essence
et fait le tour du corps humain
Trouvé je cours de l’univers
tout entier dans le corps humain.

Et tous ces cieux qui tourbillonnent
et tous ces lieux sous cette terre
Les soixante dix mille voiles
dans le corps humain découverts

Et la nuit ainsi que le jour
et les sept étoiles du ciel
Les Tables de l’initiation
sont aussi dans le corps humain.

Ce que dit Yunus est exact
et confirmés furent ses dires :
Là où va ton désir est Dieu,
tout entier dans le corps humain. »

Voilà pourquoi Gurdjieff accorda tant d’importance à la musique et à la danse dans ce qu’il nomma les Mouvements : pour faire du corps le compagnon et le complice des progrès de l’homme intérieur. C’est très certainement pour cela qu’on éprouve en écoutant cette musique une ineffable impression d’apaisement, de quiétude, d’acquiescement au monde environnant.

L’immense acquis musical de Gurdjieff transcrit par son compagnon Thomas de Hartmann et proposé ici dans l’interprétation complice et rigoureuse d’Alain Kremski permet enfin à ces œuvres si injustement méconnues de nous enchanter, certes, mais aussi de nous éveiller en nous restituant notre patrie d’étoiles.

Collection Ecrivains compositeurs, 
Éditions OxuS, 2002
Gurdjieff, Le dernier des Pythagore
Alain Kremski, piano
Texte Jacques Lacarrière

Saint-François d’Assise, l’avis de Jacques Lacarrière

S’il est écrivain de profession et de vocation, Jacques Lacarrière n’en entretient pas moins des relations étroites avec la musique. Il a collaboré avec Boulez pour la scansion de l’Orestie (c’était en1955), et en 1982 il présentait sur la scène du Palais Garnier le Prologue qu’on lui avait demandé d’écrire pour le ballet Casse-Noisette. Familier de la musique contemporaine découverte à travers Varèse, il l’est également des Oiseaux (au cours de l’été 76 il assurait une semaine durant une série d’émissions placées sous le signe de la musique et de la nature).

Jugeant très positive la tentative de Saint-François, il note une distorsion entre l’extraordinaire élaboration de la musique de Messiaen et la pauvreté du spectacle théâtral :

« Cet opéra fonctionne trop au ralenti, pas à la vitesse de notre intensité. Et pourtant il ne s’agit pas d’un oratorio, puisqu’il y a une amorce de jeu : le personnage de l’ange est intéressant, inspiré de l’ange annonciateur de Fra Angelico, il marque la progression de la sainteté de Saint-François, toutefois ses ailes en carton-pâte me gênent. Sans ces ailes l’Ange pourrait tout aussi bien chanter, on aurait dû le faire marcher sur des nuages, accomplir des miracles de mise en scène. La naïveté dont a rêvé Messiaen ne doit pas être confondue avec le rudimentaire. Mais j’aime l’utilisation du laser pour signifier les stigmates, cette intrusion d’une technique de variété populaire dans une œuvre sérieuse.

Anges et oiseaux, tel est l’accomplissement du sens profond de la musique de Messiaen. A la limite, Saint-François n’est-il pas un prétexte pour exprimer ce corpus d’ange et d’oiseaux ? Remarquez comme les oiseaux exotiques étendent la présence de Saint-François. Les compositeurs ont de tous temps entretenu des rapports privilégiés avec les oiseaux : Jannequin, Couperin, Mozart, le Stravinsky du Rossignol et aujourd’hui d’anciens élèves de Messiaen, F.B. Mâche, Xenakis, etc. Peut-on parler d’une mode des oiseaux ? Elle traduit une écoute aiguë du monde que l’on opposera à l’artificiel de la musique d’ordinateur. Pourtant la grande différence avec les époques antérieures tient au fait que l’on a les moyens d’enregistrer les oiseaux, l’homme a la possibilité désormais de les réécouter. Par cette intervention humaine on revient à la pureté des sons, que le musicien marque de sa personnalité. Parodiant Giono on pourrait imaginer Messiaen déclarant : « Moi, c’est la musique des oiseaux quand je m’y ajoute ».

Toute cette partie orchestrale de Saint-François est exceptionnelle et le travail d’Ozawa assurément remarquable. Par contre je déplorerais une certaine monotonie dans les voix. Leurs tempos sont trop proches, trop identiques. Il aurait fallu des voix plus diversifiées, d’autant plus que la langue française convient mal à l’expression des choses très belles que disait Saint-François. En dépit de l’excellence de Van Dam, de Eda-Pierre, etc., les échanges pâtissent d’une banalité trop quotidienne. Messiaen aurait dû faire appel à un poète religieux (P. Emmanuel, J. Grosjean, etc.). Il a voulu un opéra méditatif, sans concession ni sensiblerie. A la différence du film de Rossellini, son Saint-François n’est pas un simple d’esprit qui désarme toutes les adversités, sa souffrance est grande qui le rapproche du personnage u Christ. Trop tourmenté il n’est sans doute pas assez fraternel, autour de lui on ne ressent pas suffisamment la communauté. Ce n’est certainement pas un Saint-François historique.

Sur le plan musical, Messiaen s’accomplit dans St-François plus qu’il ne se répète. Et si je compare cette musique à celle qui est produite par les compositeurs d’aujourd’hui et qui m’intéresse, j’observe qu’elle ne torture pas l’oreille. Certes, j’admets fort bien qu’il faut se servir autrement de ses sens, mais il ne faut pas les faire accoucher prématurément ou par des césariennes. La musique d’aujourd’hui manque trop souvent d’imagination. Un peu comme au Moyen-Âge le sens des variations lui fait défaut alors que dorénavant tous les atomes musicaux sont en liberté. Notre musique est trop sérieuse, c’est une mathématique, mais au sens où l’entendait Debussy qui en espérait le mystère plus que la rationalité. En France du moins, Satie n’a guère eu de suite. Messiaen échappe à toutes ces limites. Il y a chez lui, ce qui est essentiel, une sensualité, du plaisir. Messiaen est un solitaire. »

Cette solitude de Messiaen, sa place à part, unique, ne définissent-elles pas le génie ?

Propos recueillis par Claude Glayman

Alekos Fassianos

Lumière d’Apollon DR

Un théâtre d’ombres. Des ombres qui n’ont pas besoin d’écran ni d’histoire qui n’ont ni nom ni généalogie, un théâtre d’ombres libres et nues, anonymes et autonomes, affranchies des servitudes du relief et de la perspective (et donc de l’obligation de faire elles-mêmes de l’ombre !) tel est l’univers de Fassianos. Des ombres apparemment heureuses qui donnent parfois l’impression de flotter dans l’espace comme des nuages à forme humaine et qui, à d’autres moments, apparaissent comme des silhouettes massives, ancrées dans la réalité du présent. La plupart habitent un pays qui pourrait bien être la Grèce mais une Grèce réduite à deux dimensions et à quelques couleurs élémentaires, comme celles des vases antiques. Comme sur ces vases antiques, les figures modernes de Fassianos sont saisies dans un perpétuel contre-jour qui les rend à la fois précises et intemporelles.

Beaucoup de figures rouges antiques se découpent sur un fond noir uni, sur la nuit immémoriale qui vit jaillir les premières formes humaines. Les figures de Fassianos elles, se découpent le plus souvent sur un fond blanc uni qui vit ou exprime l’éternel présent de leur vie. Car ces figures, je le répète, ne racontent aucune histoire et encore moins une quelconque épopée, elles n’ont ni passé ni futur, elles occupent à plein temps le présent immédiat l’instant pétrifié de leurs gestes, comme les images d’un film brusquement arrêté.

Oui, elles habitent un pays qui pourrait bien être la Grèce, en tout cas un pays lumineux, estival et surtout un pays aéré, aérien, un pays éolien.

Avez-vous remarqué que le vent souffle très souvent dans ces œuvres, ébouriffant la chevelure des personnages et gonflant leurs amples vêtements, un vent venu peut-être du fond des mythes et qui serait le discret et presque invisible rappel de la légende d’Éole, un clin d’œil de la modernité vers l’ancêtre antique. Car si beaucoup de choses, d’éléments ont vieilli entre la Grèce d’autrefois et celle d’aujourd’hui, deux d’entre eux sont restés les mêmes : les odeurs de la terre et le vent.

Le vent n’a jamais d’âge et c’est pourquoi il n’a jamais de forme précise. Donner au vent un visage, c’est lui donner un âge. C’est bien le même vent qui passe dans les pages de l’Odyssée, qui enfle dans les voiles du bateau d’Ulysse lorsqu’il rencontre les Sirènes et qui décoiffe les personnages – si modernes – de Fassianos. Ils n’ont pas d’âge, eux non plus, parce qu’ils habitent un espace anachronique, comme celui des cartes à jouer et des blasons. Je dis “blason” car dans l’ensemble, l’univers de Fassianos se résume à quelques thèmes, objets, matériaux et symboles élémentaires. Quand je dis “élémentaire” je ne veux pas dire pauvre ou naïf, mais des objets, des symboles qui se suffisent à eux-mêmes pour composer, décomposer, recomposer avec ces éléments simples, un nombre infini de figures, de représentations, de moments particuliers. À la facon d’un kaleidoscope.

Ou encore de la même façon qu’Elytis lorsqu’il écrit dans Mes mathématiques supérieures :

“Un olivier.

Une vigne.

Un bateau.

Avec ces éléments, vous pouvez décomposer la Grèce. 

Et donc vous pouvez aussi la recomposer”

C’est ainsi, à mon sens, qu’opère Fassianos : non pas en puisant à des sources chaque fois différentes mais au contraire en assemblant de façon chaque fois différente les pièces, c’est à dire les objets et les personnages – de son damier pictural. Cela pourrait paraître répétitif et fastidieux si Fassianos se contentait de combiner et de recombiner les mêmes éléments de son blason. Mais il se trouve que ces personnages, ces figurants d’un théâtre muet, ces acteurs d’un film arrêté, bref ces ombres suggèrent, malgré leur caractère unidimensionnel, un monde le plus souvent sensuel, langoureux et voluptueux, un monde à l’orée du rêve aussi, où la beauté passe comme au ralenti, sans urgence et sans pesanteur, avec la même fidélité et la même sensualité que le vent à travers les étendues et les langueurs du sommeil. Car ces ombres rêvent quelquefois.

A quoi peut bien rêver une ombre ?

Peut-être à ce pays précieux et très ancien dont parle Platon et où les hommes n’avaient encore que deux dimensions comme les personnages des vases ? Ce pays du bonheur encore sans épaisseur ? Ce sont eux finalement ces fantômes de jadis qui survivent aujourd’hui dans cette œuvre et portent jusqu’à nous, jusqu’à notre brutale, bruyante modernité, la grâce et la légereté des nuages humains de Fassianos.

Jacques Lacarrière

Galerie Rachlin – Lemarié Paris, pour l’exposition « La mythologie au quotidien »  

Paul Valet


Paul Valet (1905 – 1987) par Jacques Lacarrière
Soleils d’insoumissions


J’écris
C’est un mystère
Je vis
C’est un miracle

Matière première Aussi incendiaire, éruptif ou explosif soit-il, un texte n’a jamais rien à redouter d’une analyse, spectrale ou non. Dans le ciel, orages, foudre et tempêtes se laissent spectographier aussi sereinement que les embellies. Profitons-en donc pour rappeler – surtout en ces temps terroristes – que les matières dîtes explosives ne le sont pas naturellement mais ne le deviennent qu’après un mélange spécifique et approprié. Et il en est évidemment de même avec les mots. Aucun mot n’est par nature détonnant – pas même le mot détonation qu’on peut murmurer doucement, sensuellement ou tendrement ou qu’on peut hurler à l’encan. Seul compte leur rencontre, alliance ou mésalliance, noce ou divorce, refus ou métissage. Paul Valet, l’entend et le formule ainsi dès ses premiers recueils…
…Dès le début, donc, Valet trouve son cri approprié, son rugissement identitaire. Prenons le poème intitulé « Je suis gauche » ouvrant Sans muselière paru en 1949 et dédié à Vladimir Maïakovski :
Je suis droit
Je suis gauche
J’écris avec mes poings
Sans virgules
Sans poings
Sans coco
Sans pernod
Sans muselière
Sans bandage herniaire


Réponse à Paul Eluard
Quand vous dites
Qu’il faut marcher avec ceux qui construisent le printemps
Pour les aider à ne pas être seuls
Et pour ne pas être seul soi-même
Dans sa tour de pierre
Dévoré de lierre
Je vous donne raison
Et quand vous dites
Qu’on n’a de raison d’être
Que pour les autres êtres
Vous avez raison vous avez raison
Et quand vous dites
Qu’il faut chanter le monde pour le transformer
Et pour l’expliquer et pour le sauver
Et pour vivre non seulement dans sa bulle de savon
Mais dans la haine de l’injustice
Et pour un but incarné comme un champ de blé
Vous avez raison vous avez raison
Mais je sais
Qu’une étreinte fraternelle sans patrie ni parti
Est plus forte que toutes les doctrines des docteurs
Mais je sais
Que pour libérer l’homme des haltères de misère
Il ne suffit pas de briser les idoles
Pour en mettre d’autres à leur place publique
Mais qu’il faut piocher et piocher sans fin jusqu’au fond de l’abcès
Et boire ce calice jusqu’à la lie
On ne libère pas l’homme de son rein flottant
Par une gaine élastique aux arêtes barbelées
On ne libère pas l’homme de son corset de fer
En le plongeant dans un vivier de baleines
On ne libère pas l’homme de ses maudits États
En le condamnant à vie par un modèle d’État
La vérité n’est pas un marteau que l’on serre dans sa main
Fût-ce une main de géant plein de bonne volonté
Mais la vérité c’est par quoi nous sommes façonnés
Mais la vérité c’est par quoi nous sommes éclairés
Quand par la nuit sans suite les mots jaillissent de nos lèvres
Pour apaiser les hommes suspendus à leur vide



Faraj Bayrakdar

Pour Faraj Bayrakdar

Les gendarmes les plus fiers
n’ont jamais ramené le soleil captif
Henri Michaux
(Qui je fus)

Nul jamais ne ramènera le soleil captif.
Nul jamais n’emprisonnera la lune vagabonde
Et il ne sert à rien d’invectiver le ciel
Face à la sidérante liberté des étoiles.

On emprisonne pas les mots dans les édits
Pas plus qu’on ne capture les verbes en cavale.
Etoiles et mots, mutité, cécité des murs
Mais, au-delà des murs, l’évasion du silence.
Comme rose à l’extrémité de l’orage
Fleurit toute parole emmurée
Sachez-le bien, vous qui croyez régner,
Un jour, les roses elles-mêmes vous jugeront.

Vous n’en serez pas quitte avec des couronnes,
Le buis et le laurier, l’immortelle et l’acanthe.
Vous devrez rendre compte des cris des crucifères.
Du couteau des épines et du sang de l’automne.
Même du sang de l’automne.

Et rien ne sera oublié, ni remis
Ni rien ne sera pardonné
Rien. De chaque privation,
De chaque réclusion. De chaque hibernation.

Mais sachez-le : un jour, les murs s’effondreront
La rose refleurira au terme de l’orage.
Et le poème retrouvera son souffle d’ange
A l’instant même où vous deviendrez cendres.

Jacques Lacarrière, A l’orée du pays fertile, Seghers éditions

Aimé Césaire

« L’œuvre de l’homme vient seulement de commencer »
Aimé Césaire 

Ce que je dois à Aimé Césaire / Jacques Lacarrière ; dessins de Wifredo Lam. – Paris : Bibliophane-Daniel Radford, 2004. 
Jacques Lacarrière évoque la découverte qu’il fit, en 1947, du « Cahier d’un retour au pays natal »  … et le bouleversement qui s’en suivit : « je me mis aussitôt à feuilleter le livre et sentis très vite en tout mon corps les mêmes effets, oui, exactement les mêmes effets que ceux d’une piqûre de guêpe, un jour de canicule : brûlure, rougeur et tremblement »
EXTRAITS
Le Hasard, est-il besoin de le préciser, était notre seul maître et c’est Lui, j’en suis sûr, qui dirigea mes pas, un jour d’automne 1947, vers une librairie du Quartier latin où je découvris l’ouvrage d’un inconnu nommé Aimé Césaire, intitulé Cahier d’un retour au pays natal. Je me mis aussitôt à feuilleter le livre et sentis très vite en tout mon corps les mêmes effets que ceux d’une piqûre de guêpe, un jour de canicule : brûlure, rougeur et tremblement. La découverte du Cahier en cet automne 1947 eut un autre effet, moins irritant que celui d’une piqûre de guêpe mais bien plus radical : me révéler dès les premières pages les pouvoirs et les magies insoupçonnés de ma propre langue : ce n’était pas seulement un poème que je tenais entre mes mains, mais un texte de feu, un brasier, un brûlot.
(…)Je ne cessais de m’étonner que ces mots surprenants — dont beaucoup m’étaient inconnus — ces images sensuelles et somptueuses, ces déchaînements et ces déchirements du langage, cette écriture aux limites de l’incandescence, de l’éruption verbale, que tout cela ait été dit, écrit, proclamé, déclamé dans ma langue, une langue parfaitement, éminemment reconnaissable et maîtrisée mais comme renouvelée, je dirais même régénérée, une langue-sœur venue des antipodes.
(…) : que voit-on si l’on se met au centre d’un poème ? En 1949, deux ans, donc, après la découverte du Cahier, j’écrivis un texte qui était à sa façon et prématurément une réponse à cette interrogation. Texte que je dédiai intérieurement à Aimé Césaire sans jamais lui en avoir fait part. Voici donc l’occasion tardive certes mais des plus opportunes, de pouvoir enfin rendre à Césaire tout ce que je lui dois.
Pour Aimé Césaire
Si quelque chose devait se révéler
Ce serait le tribut qu’on réclame aux esclaves
Ce travail fait de sang et de gestes battus.
Je ne veux plus qu’un seul chemin
Et le silence où me terrer
Et une voile venue à pas de vent
Et une galère éventrée sur la grève
Ouverte aux canicules des révoltes.
Mes mots ont la teneur des terres cuites sans tendresse
Et je sais que je plaide pour un paradis condamné
Instruit de l’attirante et perfide ordonnance
D’une campagne ensoleillée quand la Destinée s’y promène.
Entre les mots, entre les morts
Ne le voyez-vous pas
Il n’y a plus que l’air d’où s’absente la vie.
Connaissance d’Aimé Césaire


(…)Jacques Lacarrière met à peu près soixante ans pour dire le jour de sa seconde naissance. Ce fut en 1947, dans le Quartier Latin tout autant que sur les rives de la Loire ou, plutôt, le Loir — le Liger, en latin —, puisque Jacques Lacarrière tient à le faire rimer avec le Niger 1, fleuve mythique de l’Afrique occidentale, si cher au passé non moins mythique du poète martiniquais.
Il n’est pas de naissance sans renaissance ; Jacques Lacarrière le confesse en ces termes :
« Revenons donc à ce Cahier et au jour de la première lecture. Il est toujours difficile de se remémorer avec précision la genèse d’une métamorphose ou même de sa propre naissance. La mienne, la poétique veux-je dire, fut césairienne. Et si je ne peux me souvenir, même imprécisément, fortuitement, infiniment, du cri primal poussé lors de la première, je me souviens aujourd’hui encore du silence qui suivit la seconde. Car c’est cela qui caractérise une seconde naissance : le silence qui suit sa révélation ».
Voilà l’aveu que fait cette âme grecque, je veux dire le manifeste dont seul est capable un obstétricien informé des limites de sa science. Jacques Lacarrière témoigne tout autant de l’accouché que de l’ac­coucheur, du témoignage que du témoin. Tout au long de son essai-hommage, il commente et s’identifie à Aimé Césaire. 
Nimrod
(…)Je n’imaginais pas que  « le Cahier » avait pu jouer, dans son parcours d’écrivain, un rôle si fondamental. Je ne savais pas qu’il avait fait, si tôt, ce voyage en poésie et voilà que Jacques renaissait, une fois encore, nouveau. Et là d’autant plus proche que nous pouvions échanger, à tant d’années d’intervalle, sur cette expérience en quelque part commune.
Jacques est devenu au même instant l’aîné et le frère en ce pays dont Césaire fut le guide. « Ce que je dois à Aimé Césaire », son livre au format carré, a rejoint « Le Cahier du retour au pays natal », de même taille, sur ma cheminée. Tous deux dispensent cette chaleur de chaque jour par leur compagnonnage incandescent.
Valérie Marin La Meslée
Les textes de Nimrod et Valérie Marin La Meslée ont été écrits pour le premier « Cahier Jacques Lacarrière » sur le thème de « Naissances » qui devrait paraître à l’automne.
Nimrod est poète, essayiste et romancier. Il a publié aux éditions Actes Sud, trois romans : Les jambes d’Alice (2001, Babel 2008 et Le Bal des princes 2008) et le Départ (2005), ainsi qu’un recueil d’ essais intitulé La Nouvelle Chose française (2008). Sa poésie est publiée aux éditions Obsidiane. 
Valérie Marin La Meslée est journaliste littéraire.


(…)Un beau jour de 1947, dans une librairie du Quartier latin, Jacques Lacarrière découvrit par hasard l’ouvrage d’un inconnu nommé Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal. Ce fut une révélation. Plus qu’un style il y rencontra une « langue flamboyante et même fulgurante, qui n’a que faire des conventions et bienséances académiques ». Plus qu’un poème, c’est « le ton et l’impétuosité d’un manifeste » qui le marquèrent à tout jamais. Jacques Lacarrière qui, dans un petit livre incandescent, paie sa dette au poète martiniquais Aimé Césaire… Dans l’ouvrage capital de Césaire, l’enfant de l’Orléanais et de Du Bellay ne découvre pas seulement Fort-de-France et la lautréamontesque Martinique, il mesure aussi l’étendue, la profondeur, la richesse, la puissance volcanique, les audaces de sa propre langue. Il ramasse, comme autant de pépites, des mots de lui inconnus : «sisal», «patyura», «cécropies», «menfeuil», «chalésie», «sapotilles», «pahouine». Il est fasciné par de mystérieuses alliances lexicales : «le fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane», ébloui par des mariages métaphoriques, telle cette «exaltation réconciliée de l’antilope et de l’étoile». Il comprend enfin qu’un grand poème doit être total, à la fois chant et manifeste, magnificat et requiem, vie et tombeau, rire et combat, révolution et rédemption. Il s’est trouvé un maître en sédition et un professeur de célébration. Lacarrière était un poète ligérien et inaccompli que son aîné antillais a métamorphosé et, par le miracle d’une «écriture désesclavée», soudain libéré. Ce petit livre est, pour reprendre une image de Césaire, une des «fraîches oasis de la fraternité» que réserve parfois la littérature, lorsqu’elle jubile dans la gratitude.
Extrait d’un article de Jérôme Garcin.



Adonis, le charmeur de poussière

Détours D’écriture, Jacques Lacarrière janvier 1992
Sur les terres où naquit Adonis, ces terres vouées à la mort des dieux et à leur résurrection dans le sang des fleurs et des humains, où histoire et éternité font un étrange mais indissoluble ménage, il y eut d’abord le cri des ancêtres et des prophètes reconnus et revendiqués, ceux qui font partie de la tribu réelle d’Adonis, Hallâj, Abû Nuwâs, Bashshâr et puis les chemins du présent où le poète, l’errant Mihyar / Adonis improvise ses pas et ses mots.
Cette terre, ce pays sont faits de brûlures et d’ombres, de villages poussiéreux et de fleuves impassibles et de milliers de silhouettes en attente, immobiles et désoeuvrées ou errantes et obstinées, tous les laissés pour compte, tous les déshérités des terres pauvres. Là est la véritable patrie d’Adonis, dans ces visages « qui se déssèchent sous les masques du chagrin », ces routes « sur lesquelles il a oublié ses larmes » et « l’enfant vendu pour prier et pour cirer les souliers ». Alors, en cette patrie si mouvante, si charnelle, si précieuse, en ce royaume infertile mais si chargé de beauté profanée, on comprend que les armes et les mots du poète ne puissent être faits de certitudes, de slogans, de références ni de dogmes. L’homme qui parle, murmure, chante, s’inquiète ou se révolte dans le Chant de Mihyar le Damascène (et cet épithète: Damascène n’est là peut-être que par dérision car la terre où l’on meurt est bien plus essentielle que celle où l’on est né), cet homme est le contraire d’un rhapsode, d’un porte-parole ou d’un chargé de mission poétique. Tout ce qu’il est, tout ce qu’il dit porte la trace de la poussière substantielle du monde, et du questionnement perpétuel. Il inscrit ses paroles sur les chemins toujours improvisés de la lumière, il est « le chevalier d’étranges paroles », l’errant « qui a pour seule patrie l’incertitude », l’homme sans ancêtres et sans lignée dont « les racines sont dans ses pas », celui qui est délivré de l’absurde malédiction des fautes originelles mais qui porte en lui le fardeau du monde à venir, du monde à inventer par les pas et les mots. Parce que sa patrie demeure toujours inachevée, il devient « le semeur de doutes », un « charmeur de poussière », le « roi des vents », qui vit non pas dans la lumière assurée du présent mais « dans le sein d’un soleil à venir », qui parle une langue « qui est celle d’un dieu à venir », qui « habite l’horizon », et qui, pour arme, n’a que l’herbe. On comprend alors qu’au coeur de ce pays qui se veut devenir perpétuel, le refus soit l’évangile du poète. De ce refus, qui porte autant sur l’histoire et l’ancestralité que sur les conventions ou les contraintes de la langue, le poète tire la force et la substance de son oeuvre. si bien qu’il construit à mesure sa véritable identité, nullement acquise une fois pour toutes mais toujours en état de gravidité. Car l’identité, ce n’est pas seulement ce qui a été dit et donné mais ce qui n’a pas encore été dit et donné, c’est ce qu’on a devant soi, non derrière soi, c’est « ce qui paraît toujours projeté vers l’avant, provenir du futur ». Il faut à mon sens beaucoup de courage pour écrire cela aujourd’hui, en un temps où la recherche obstinée de l’identité se confond avec la revendication particulière du passé, des racines. Le chemin d’Adonis où il improvise ses pas tout en édifiant l’identité future, a la force, la beauté, et la hardiesse immaculée d’une vérité virtuelle.
Le pays d’Adonis est le plus vieux et le plus neuf qui soit. N’oublions pas que la Syrie, l’ancienne Phénicie, était la terre du phénix, l’oiseau qui renaît de ses cendres et celle du dieu Adonis, le dieu qui renaît de son sang. Etrange terre, enclose entre la poussière et la résurrection, où se dessine le royaume ingravé qu’habite déjà le Damascène. Ce pays est, dans les deux sens de ce mot, le présent majeur du poète à ses contemporains. A ce qu’un des amis libanais d’Adonis, le poète Georges Schéhadé appelait, d’une image si forte, « la poussière savoureuse des hommes ».
Jacques Lacarrière / Détours D’écriture, janvier 1992