Identité culturelle
Desmos, n° 27, 2007
Symbole
…Mon symbole, c’est Icare : l’homme qui prend des ailes et s’élève au-dessus de sa condition et de la terre, avec tous les risques que cela comporte. C’est l’homme qui veut devenir oiseau, changeant à la fois de règne, de condition, d’élément, et acquiert, par ses ailes, une nouvelle identité. Vous me direz que c’est un mythe, mais les mythes sont faits de symboles. Cela dit, sur un plan plus personnel, le symbole reste pour moi l’identité, pas la transformation. Ce sont donc deux approches qui se contredisent. Si l’on évolue, si l’on s’initie, on se transforme : on n’est donc plus reconnaissable intégralement – Platon cite les ailes comme symbole du mouvement, de la transformation. Alors que le symbole, à l’origine, est là pour m’aider à me reconnaître, hors du temps, archétypal, fixe. »
(Entretien pour Nouvelles clés)
La Grèce, la Turquie, L’Europe
…Quant à l’Europe que je souhaite, c’est celle des créateurs et non celle des banquiers, je souhaite l’Europe des pêcheurs, des artisans, des inventeurs et non celle des marchands, je souhaite surtout une Europe totalement affranchie des religions d’Etat, que ce soit le catholicisme, le protestantisme ou l’Islam. L’Europe doit respecter toutes les différences culturelles mais rassembler toutes les forces et formes de tolérance.
…Pourquoi un pays – et notamment la Turquie qui pose à l’Europe des problèmes différents de ceux du Danemark ou de la Norvège – veut à tout prix être européenne. C’est au peuple et aux autorités turcs qu’il faudrait poser la question. Je crains seulement que cette attirance pour l’Europe ne soit que l’attirance pour un mirage – non un miracle – économique. Une fois de plus, si l’on veut qu’il existe un jour une Europe groupant tous pays aujourd’hui limitrophes, y compris la Turquie – je pense qu’il ne faut pas la laisser se faire entre les mains des seuls économistes. Mais c’est là un vœu, hélas, un simple vœu.
Depuis cinquante ans que je parcours la Méditerranée, de l’Andalousie à l’Egypte et de la France à la Syrie, j’ai depuis longtemps édifié en moi une Europe, celle des poètes, des musiciens, des inventeurs, des quêteurs de vérité et d’exigence, de tous les pays traversés. Europe buissonnière peut-être mais je crois au pouvoir des passeurs de frontières, de textes et de rêves.
Extrait d’un entretien en juillet 2000
Une forêt de signes
Une forêt de signes (extrait)
« Histoires de lecture », Lire en fête, octobre 2001
Métissage
La culture? Pour la plupart, c’est ce qui assure la cohésion de la mémoire collective et individuelle, la permanence des valeurs d’une société, la rigueur et la vigueur de sa pérennité. Pour prendre l’image de la maison, ce serait les fondations et la charpente, ce qui soutient et ce qui maintient. Conception étroite; conservatrice, chauvine de la culture qui en fait un bien collectif, voire national au même titre que les richesses minières (ne parle-t-on pas aujourd’hui de gisements culturels?) et un thème d’appropriation. Conception qui implique le contraire d’un enrichissement et d’une évolution, qui implique une involution de l’esprit.
Quête des racines et de l’identité, en somme. Voilà les grands mots lâchés! Racines. Identité. Prenons maintenant l’image de l’arbre. L’identité d’un arbre ne réside pas en ses racines, qui ont pour unique tâche de le nourrir, mais dans les chromosomes de ses cellules. Qui dit racine dit aussi radical. Je ne crois pas du tout à la culture radicale. Laissons-la, s’ils existent encore, aux anciens ministres et députés du Lot ou du Tarn-et-Garonne qui l’ont amplement pratiquée avant-guerre. Je sais très bien que cette quête forcenée des racines peut être aussi revendicatrice, voire révolutionnaire quand lesdites racines sont niées ou étouffées, ce qui n’est pas le cas chez nous. Mais attention! Qui dit identité dit par là même similitude. La recherche de l’identité devient recherche du similaire; de l’identique, en tout cas du semblable. Dans ce domaine, on peut dire que la quasi-totalité des individus continue de se comporter exactement comme des amibes ou des paramécies qui, elles, n’ont pas le choix de leurs combinaisons et qui doivent, pour former un noyau commun, trouver un autre individu exactement semblable. Nous, nous l’avons ce choix! Nous ne sommes plus des unicellulaires et pourtant, nous ne recherchons que ce qui nous ressemble; nous ne fraternisons qu’avec nos semblables.
Or, pour moi, la culture, c’est très exactement l’inverse. C’est tout ce qui refuse les similitudes, l’immobilisme des racines, les miroirs de la mémoire close, c’est tout ce qui refuse – ou écarte – ce qui est exactement semblable ou similaire pour rechercher ce qui est différent, ce qui est dissemblable. Etre cultivé aujourd’hui, ce n’est pas lire Tacite ou Homère dans le texte (cela c’est de l’érudition), ce n’est pas non plus connaître par cœur les composantes chimiques du sol de Mars ou de Saturne, c’est tout simplement admettre – jusqu’en sa propre création – la culture des autres ; c’est même au besoin se mêler à elle et la mêler en soi. Etre cultivé aujourd’hui, c’est porter en soi, à sa mort, des mondes plus nombreux que ceux de sa naissance. Etre cultivé aujourd’hui, c’est être tissé, métissé par la culture des autres.
Le monde est en état de crise, c’est sûr. Mais il l’était aussi à l’époque glaciaire et la crise était plus redoutable encore. Heureusement, l’Information – ni les informations – n’existait encore, les hommes du Paléolithique ignoraient donc qu’ils vivaient à l’époque glaciaire et grâce à cela, le monde fut sauvé. Notre crise à nous est du même ordre, sauf que la glaciation ne touche pas le temps ni le paysage mais les idées. Une couche réfrigérante de nationalisme, de chauvinisme, de racisme tombe à nouveau sur la planète. Avec, notamment, les horreurs de la purification ethnique en Bosnie. Pourtant, répétons-le, la culture n’a rien à voir avec le sang. Elle ne possède ni facteur Rhésus ni incompatibilités radicales. Au cours des siècles, beaucoup de langues se sont mêlées, mutuellement enrichies, fécondées. La culture est le contraire du sang, fluide clos et enclos. Elle est plutôt un fleuve qui ne peut croître et s’écouler que par l’apport constant des eaux qui sont étrangères à sa source. Le seul point commun qu’a la culture avec le sang, c’est d’être apte, comme lui, à la transfusion. Transfusons les cultures. Transfusons les idées. Transfusons même les images. Au terme, nous serons toujours nous-mêmes mais habités par un sang neuf. Je ne crois qu’au sang métissé.
Jacques Lacarrière
Sous une forme révisée et même nettement renouvelée, ce texte reprend une suite de réflexions faites et écrites à l’occasion des « Rencontres de la Sorbonne » de février 1983 où plusieurs centaines d’intellectuels de tous pays se réunirent pour réfléchir ensemble aux problèmes de la culture contemporaine.
Partager le savoir
Il y a des savoirs essentiels qui s’offre à vous sans examen et il y a des savoirs inutiles qui encombrent l’esprit de données chèrement acquises ! Malheureusement, notre cerveau ne dispose pas de défenses immunitaires qui nous avertiraient et nous protégeraient des faux savoirs. Alors, pour distinguer le vrai du faux, on peut toujours essayer – voir adopter – la devise suivante : le vrai savoir n’est pas une banque de données, il ne s’emmagasine ni ne se thésaurise, il s’incorpore. Le vrai savoir ne se détient pas ni ne se retient, il se partage. Le vrai savoir ne s’ingurgite pas, il se déguste. Sans plaisir ni désir, il n’y a que bourrage et gavage et lavage de cerveaux. Le vrai savoir est bien celui qui donne saveur au monde.
Droits et devoirs
(A propos des 60 ans de la déclaration universelle des droits de l’homme.
Il m’a paru que, dans le cadre de l’action humanitaire d’Amnesty International, il n’était pas inutile de le relire et de méditer à nouveau ce texte fondateur.
Hymne
De tous les prodiges de ce monde
Le plus grand des prodiges est l’homme.
Sur les abîmes de la mer,
Sur les vagues et dans les tempêtes
Soulevées par le vent du sud,
Il s’aventure et il chemine.
La plus puissante des déesses,
La terre impérissable, infatigable
Il la fatigue chaque année
Du va-et-vient de ses charrues,
Il la brise sous les pas des mulets.
Le peuple étourdi des oiseaux,
L’engeance des fauves voraces,
Les habitants de l’océan, il sait
Les capturer dans les nœuds des filets.
Et dans ses pièges il enveloppe
Les bêtes errantes des montagnes
Et courbe sous le joug la crinière
Du cheval et du taureau.
Paroles, pensées agiles, lois civiques
Tout cela, il a appris à le forger lui-même
A se garder des flèches du gel et de la pluie
Et à prévoir les lendemains imprévisibles.
La mort seule échappe à ses pièges
Bien qu’il ait su se prémunir
Contre les redoutables maladies.
Mais cette ruse et ce savoir
Qui dépassent toute espérance
L’entraînent tour à tour vers le bien et le mal.
Forte sera sa cité
S’il respecte serments et dieux
Mais morte sera sa cité
S’il laisse le crime croître en lui.
Sophocle (5° s. av J.-C.), traduction J.L
Publié dans Amnesty International, « Librement dit », Le Cherche Midi éditeur, 1991.
Repris dans Un rêve éveillé, soixante ans de passion pour le théâtre, Transboréal, 2008.
Passage de millénaire
Dans la série des craintes, disons que je crois moins aujourd’hui à un danger atomique qu’à un danger génétique. Les vraies menaces me semblent être venues de ce pouvoir exorbitant que nous nous sommes octroyé de modifier la structure interne des êtres. C’est un pouvoir faustien par excellence : si le diable, si Satan existait, il ferait des clones aujourd’hui. Ce serait vraiment la dérision de la création, si l’on veut se placer d’un point de vue théologique, puisque c’est la reproduction à l’infini, de façon répétitive et industrielle, d’un être qui, par définition ne devrait pas être. Chaque être humain est, doit être, unique du moins sur ce plan de la création et le clone est sa négation absolue : le clonage s’avère en cela satanique. On va m’objecter des raisons scientifiques : je dirais qu’à ce niveau-là on fait encore une de ces expériences dont on ne sait strictement rien de ce qu’elle va donner sur l’homme, ce qui s’avère d’autant plus grave que l’on touche les fondements mêmes de la vie. Voilà donc ce qui me semble mettre le plus en question le sens même de notre existence. Dans la nature, seuls les organismes unicellulaires se reproduisent à répétition : alors, faut-il qu’au terme d’une évolution millénaire on redevienne un bourgeon pensant ? Tout le système social et familial va se trouver remis en question. C’est peut-être la seule invention qui rassemble toutes les terreurs de la science fiction de ce siècle, Orwell et Huxley en tête.
Ma vision positive inverse ce postulat et pose la question de l’utilisation de nos formidables moyens : on a en effet tous les moyens pour agir de façon plus intelligente pour le bien de l’humanité. Pourquoi ne le fait-on pas ?
Mon rêve essentiel et qui n’a rien de secret, puisque je le répète sans cesse aux collégiens et lycéens que je rencontre dans des classes où j’interviens en conférence, c’est que l’être humain prenne conscience que la Terre est un être vivant à qui nous faisons subir des dommages de plus en plus irrémédiables. Il faut faire sentir notre appartenance vitale et viscérale à la Terre.
Les lieux sources :
Il y a ceux qu’on découvre et ceux qu’on construit. Pendant longtemps, la forêt a été mon lieu idéal de ressourcement. Puis je me suis construit un lieu de méditation dans mon grenier où je me retire tout en me sentant relié à l’univers. Mais je trouve que les choses prennent plus de sens encore dans les méditations collectives : dans le silence ensemble, qui augmente la concentration intérieure. On multiplie ses sens, et l’essence, avec les autres.
Mon icône :
Cette miniature du Sanctae hildegardis Revelartiones de Hildegarde de Bingen avec ce commentaire : » L’homme a de la terre, la chair ; de l’eau, le sang ; de l’air, le souffle ; du feu, la chaleur. Sa tête est ronde à la manière de la sphère céleste. Ses yeux brillent comme les deux luminaires du ciel. Sept orifices le décorent, harmonieux comme les sept ciels. La poitrine, où se situent le souffle et la toux, ressemble à l’air où se forment les vents et les tempêtes. Le ventre reçoit tous les liquides, comme la mer tous les fleuves. Les pieds portent le poids du corps, comme la terre. L’homme tient la vue du feu céleste, l’ouïe de l’air supérieur, l’odorat de l’air inférieur, de l’eau le goût, de la terre le toucher. Il participe à la dureté de la pierre par ses os, à la force des arbres par ses ongles, à la beauté des plantes par ses cheveux » (Honorius d’Autun, Elucidarium).
Livres :
Le seul livre que j’avais emporté lorsque j’étais parti tout seul à pied, quatre, cinq mois durant, à travers la France, était La Divine Comédie de Dante dans la collection » La Pléiade « , parce qu’elle ne tenait pas de place. Je l’ai abandonnée au bout de huit jours parce que tout ce que je voyais était dix fois plus important que n’importe quel livre. Les livres, on les retrouve toujours, mais les gens que je rencontrais chaque soir dans un village, je ne les reverrai jamais.
Musiques :
Celle des anges.
A quoi peut bien servir un livre ?
A quoi peut bien servir un livre, si ce n’est à permettre de réfléchir et de rêver. Pour moi, les deux sont indissociables. Ce qu’on nomme la littérature n’est pas un genre ou une activité extérieure à la société, au contraire elle en est le miroir, le témoin, le complice. Je n’ai évidemment aucune solution toute faite à proposer pour que les jeunes d’aujourd’hui cessent de s’en détourner et prennent goût à la lecture mais il est évident que l’école est le meilleur moyen pour la promouvoir et la soutenir.
Ce lien entre un livre et un lecteur restera toujours une affaire personnelle car le livre est un espace de liberté où chacun peut et doit inventer sa lecture. Alors que beaucoup de média nous enferment et nous conditionnent, le livre nous ouvre les portes de l’imaginaire. La littérature n’est ni d’hier ni d’avant-hier, elle n’a pas d’âge et nous est donc contemporaine. C’est elle, ce sont eux, les auteurs, qui sont les valeurs sûres de notre vie, pas les cours de la Bourse de New-York ou de celle de Tokyo. Et puis, rien n’interdit d’associer la littérature à l’enseignement scientifique. Il n’y a entre elle et la science aucune hostilité ni aucune incompatibilité. L’une et l’autre sont deux voies parallèles pour tenter de comprendre le monde. Il y a quatre outils essentiels à tout homme curieux de ce (et de ceux) qui l’entoure(nt) : le microscope, le télescope, le livre et la poésie. C’est finalement tout cela que contient le mot littérature. Avec, c’est vrai, cette écharde en lui qu’est le mot nature. Mais cela est une autre histoire !
