Les Milongas d’Antigone

Enregistré à la Comédie des champs-Elysées en juin 1994

Présentation de Jacques Lacarrière

Ici Antigone chante. Elle vient jusqu’à nous avec ses plaintes, ses cris et ses larmes chantées, allant bien au-delà du chant. Les choeurs des tragédies anciennes étaient interprétés à l’unisson ou à l’octave car la musique chorale antique ignorait la polyphonie. Ici, les choeurs d’Antigone sont aussi chantés mais, grande et belle inovation, les citoyens de Thèbes qui les composent, ces Thébains jetés au coeur de drames qui les dépassent, chantent sur des mélodies polyphoniques conçues par le Cuarteto Cedron, venu d’outre atlantique. C’est bien la première fois que deux continents et deux siècles aussi éloignés l’un de l’autre – la Grèce de Sophocle et l’Argentine de Juan Cedron – se retrouvent pour former le choeur d’Antigone. Alliance inattendue mais bénéfique car aux plaintes, aux colères, aux regrets d’Antigone, à ces cris, ces chants du monde ancien, elle insuffle les bouffées d’air du nouveau monde. On se rend compte alors que cette oeuvre Antigone, tout en étant de source purement grecque peut avoir des estuaires infinis et se mêler sans heurt et sans inconvenance aux apports d’une culture tout à fait moderne. Le chant de victoire qui ouvre la tragédie, l’hymne à l’homme qui la continue, l’hymne à l’amour qui le suit, les poignantes lamentations d’Antigone condamnée à mourir sans avoir rien connu de la vie ni de l’amour et le sombre inventaire des victimes de la folie et de la tyrannie des rois, cette ferme, lucide, impitoyable dénonciation de la violence et de la guerre se retrouvent ici, fortement, intensément portés par les voix solidaires du Cuarteto Cedron.

Chants d’Antigone, donc en ce disque et non chansons. Ne confondons pas ce qui vient du coeur et ce qui vient des lèvres. Ce qu’on entend clairement ici, c’est la voix d’une femme, ou plutôt d’une adolescente qui, la première eut le courage de dire non au au sacrilège et à la tyrannie et celles d’interprètes contemporains venus d’un pays où, il n’y a pas si longtemps, d’autres soeurs qu’on nommait «les folles de Mai» – réclamaient elles aussi le corps de leur frère disparu. Etrange et féconde coïncidence de l’Histoire ? En tout cas, de cette rencontre chargée de sens, sont nées ces noces somptueuses et musicales entre deux continents et entre deux époques.

Jacques Lacarrière