Sourates

Sourate, au sens premier du mot, ne signifie rien d’autre que chapitre ou verset. Mais l’usage qu’en firent, avec le Coran, les disciples de Muhammad leur donna aussi à la longue le sens de révélation, voix perçue, voix reçue de l’homme-dieu qui est en nous. Ici, plus modestement, j’emploie ce mot pour dire que ces textes sont nés de l’écoute attentive – et souvent émerveillée – de toutes les voix du monde : voix intérieures d’abord, avec le bruissement de son propre sang et les murmures de la mémoire, voix extérieures ensuite, avec les froissements de l’herbe sous le vent, les rumeurs de la rue, les nouvelles de la radio, les messages des antipodes et le silence fourmillant des étoiles. Je ne connais pas d’autre voie pour vivre totalement la spiritualité que de l’affronter chaque jour aux épreuves et aléas du monde.

Je me regarde dans la glace. Une foule hétéroclite s’agite dans mes yeux, mon visage, mes mains, en tout mon corps: un lémurien, un épicurien, un primate, un homo sapiens, un coelacanthe, un futur archange, un homo faber, un bourguignon, un archanthrope et, peut-être, un poète. Chacun de nous est cette histoire vivante, cette foule unifiée en nous-mêmes, cette mémoire charriant des ancêtres mutants, un grenier de gènes oubliés, une mélodie de mutations, un passé composé, un futur proposé. Nous sommes déjà vieux mais sommes aussi promesse. Etant imprévus sur terre, il nous faut y prévoir notre nécessité. Rien en nous ou sur nous n’apparaît vraiment superflu, à part l’appendice et peut-être ce qui reste en notre encéphale du premier cerveau reptilien. Nous avons des centaines d’organes, des milliers de globules, des millions de neurones, des milliards de cellules. Et nous avons deux mains. La méditation la plus simple -et la plus nécessaire- consisterait, après avoir salué dans le miroir le lémurien, sinanthrope ou primate qui ricane au fond de nos yeux, à regarder posément, intensément nos mains, chaque jour, pendant quelques instants.
Nos mains: panoplie de gestes, lexique de préhension. Doigts, paume, phalange, métacarpe, thénar, hypothénar, pronation, supination, préhension, préhenseur, préhensile, préhensible. Ne nous faisons pas d’illusion: nos mains semblent occuper dans notre vie une fonction subalterne mais sans elles notre cerveau ne serait pas ce qu’il est devenu. Sans la lente, très lente autonomie acquise par les mains, sans leur aptitude grandissante à la préhension (au détriment de la locomotion), sans l’adieu progressif qu’elles ont signifié à la condition quadrumane, pas de libération de la boîte crânienne, ni d’élan vertébral ni d’avenir linguistique pour notre bouche. Quand on est quadrumane et qu’on passe le plus clair (ou le plus sombre) de son temps au ras du sol, la bouche ne peut servir qu’à prendre, saisir, manger. La parole sera pour plus tard. Pour l’homo erectus. Sans homo erectus, pas de Moïse, ni de Bouddha ni de Jésus ni de Lao-Tseu. On n’imagine aucun prophète, aucun dieu quadrumane. Même les Cyniques, ces philosophes qui jouaient au chien et vivaient parfois comme Diogène dans des niches-tonneaux, usaient de la station debout, même pour uriner. Conclusion: pour que la pensée naisse, il faut que les mains soient. Elles seules, par leur essaim de gestes, ont permis ce miracle: une ruche de mots en nos bouches.
Comme le visage, la main en tant qu’organe a survécu à la mort de toutes les mains particulières. Elle contient, elle transmet une mémoire immortelle qui persiste depuis les origines, c’est-à-dire depuis le moignon à cinq cartilages du coelacanthe. Chaque main éclosant sur le bras d’un foetus est donc une mani-festation de l’immortalité. En regardant posément, intensément mes mains, je les vois ainsi évoluer en leur immense histoire, devenir tour à tour rugueuses, velues, brunes, noirâtres, avec un pouce non opposable aux autres doigts, je les vois primates en diable, ces mains tâtonnantes, hésitantes ou, remontant le temps, je les découvre étoilées ou palmées, tendres cartilages, moignons, pédoncules écailleux.
Cela, pour l’histoire naturelle de nos mains. Mais l’autre histoire, l’humaine, la quotidienne celle qui les voue à être maîtresses ou servantes de notre vie, outils pour un métier, organes pour un désir, instruments d’un message, mot, mime ? Ce long compagnonnage des mains et du cerveau unis dans l’émergence parallèle des gestes et de la parole, ou désunis dans la divergence de la main et de l’intellect, a-t-il également un sens, une empreinte en notre psychisme ? A quoi servent nos mains pour l’évolution intérieure ? Le méditant doit-il les oublier, les mutiler en lui, les magnifier ?
Je me dis que là encore les grandes religions orientales -et la part la plus orientale du christianisme, l’orthodoxie- ont su accorder aux mains la part qui leur revient dans le devenir de l’homme intérieur. Homo erectus, faber, sapiens, cogitans, meditans, les mains tiennent une place essentielle en cette évolution. Serrées sur un outil, tendues vers un désir ou jointes en oraison, elles accompagnent, elles expriment le monde intérieur de l’individu. Manoeuvre, maniement, manipulation, elles manifestent l’espace du dedans, elles sont, au sens propre du terme, une manière de l’être.
Car les mains ne se contentent pas de manier, manipuler la matière de ce monde, elles savent aussi dire, mimer, danser. Elles sont outil, organe, ornement autonome qui peut, par la mobilité et la dextérité des doigts, écrire ou imager le monde dans l’espace. Le doigt peut tracer le mot Dieu un matin d’hiver sur une vitre embuée mais il peut aussi être ce mot. Regardez, sur certaines icônes byzantines, la position des doigts du Christ bénissant: ces doigts disent, écrivent le mot Christos ou plutôt les quatre consonnes principales selon la graphie byzantine : I C X C. La main du Christ écrit ainsi son propre nom lorsqu’il bénit, elle dit: Je suis Christos. Langage et graphie de sourd-muet, dira-t-on, mais qui devait sûrement jouer un rôle important autrefois.
Les hagiographes byzantins admiraient que « grâce à la divine providence du Créateur, les doigts de ta main humaine soient conçus de manière à pouvoir figurer le nom de Christ». Naïve admiration. Avec cinq doigts, les combinaisons sont multiples et, en se limitant aux consonnes principales, la main peut écrire dans l’espace le nom de presque tous les dieux, déesses, anges et démons. Elle peut même écrire son propre nom dans bien des langues. Ou, comme aux Indes, devenir un mudrâ, un geste-écriture, un mot-doigts, un nom digité, elle peut dire la menace, l’adoration, la crainte, la méditation, la paix, la connaissance. Ce n’est plus seulement l’homme corporel qu’elle prolonge, exprime ou amplifie, mais l’homme intérieur dont elle image la pensée déclose, l’émoi palmé, le pentagramme manifesté. Combien de noms, de mots, de phrases contiennent ou détiennent nos doigts ? Quel dieu inconnu habite nos phalanges ? Quel panthéon réside dans le creux de nos paumes ?

Jacques Lacarrière, Editions Fayard