Exposition de Charlotte J. Charlot

Assolements l’Ame Enchantée Du samedi 2 au vendredi 29 juin Vernissage samedi 9 juin à 18h Lecture d’extraits du livre de Jacques Lacarrière Natures

Avec Guilène Ferré, Gil Jouanard, Sylvia Lipa-Lacarrière

11 rue St Etienne
89450 Vézelay
03 86 32 38 38

Ouvert tous les jours sauf le lundi : 10h -13h – 14h30 – 18h30

Touffes de langage ponctuations d’abeilles :
Le printemps grammairien conjugue les corolles.
Herbes et verbes s’épellent aux phonèmes des vents.
Sur le cahier du ciel des virgules d’oiseaux. Charlotte au pays des merveilles

Toile de fond de la chorégraphie planétaire, qui a fait de son animal favori, le ci-devant « être humain », son « premier sujet », la nature a tardé à remonter sur le devant de la scène iconographique. Les vieux Chinois de la haute époque lui avaient, en précurseurs très avancés, reconnu le statut que nos peintres « occidentaux » tardèrent à lui concéder.
Cela commença avec les primitifs italiens du Trecento et du Quattrocento, qui la firent, sinon remonter à la surface, du moins exister dans des arrière-plans sans cesse plus insistants. Puis vinrent étonnamment ces peintres flamands et hollandais, paradoxalement natifs de la société la plus « bourgeoise » des XVe et XVIe siècles, enchâssés dans un univers de boutiquiers, de drapiers, de négociants et d’usuriers, mais (est-ce par réaction vis-à-vis d’autant de mesquinerie ou du moins de pragmatisme ?) brusquement fascinés par ce que nous appelons aujourd’hui l’environnement.
Quand Bruegel peint la chute d’Icare, le mégalomane farfelu et suicidaire n’est plus qu’un « plouf », ignoré même se son « frère humain » qui lui survivra et, présentement, laboure un champ nourricier et si possible un peu lucratif. L’un et l’autre s’effacent, au sens propre pour l’un, au figuré pour l’autre, devant l’énorme, colossale et cependant délicate sérénité de ce que les humains d’autrefois transformèrent en « paysage », pour l’exploiter (car c’est au Néolithique que la nature sans entraves, cédant ses parts d’autonomie, se laissa domestiquer, comme un vulgaire auroch, comme un cheval qu’on eût cru indomptable ou comme un loup « caninisé »).
Ainsi le paysage entra dans notre conscience non plus seulement de façon machinale et négligente, mais appétissante autant que symbolique, au point d’accéder, dans l’art de la figuration picturale, au rang de « sujet », encore en retrait vis-à-vis des fantasmes religieux et de l’exhibitionnisme historique, ou encore de cette « figure humaine » qui, sacralisée ou couronnée, écrasa durablement le marché.
D’emblée les artistes accommodèrent leur regard et, selon le principe géo-optique du zoom, optèrent les uns pour le panorama ou la vue d’ensemble, les autres pour l’infime détail promu au grade de sujet principal, voire même unique.
Ici, la Lorraine ou la Toscane se mirent à occuper l’intégralité de l’espace circonscrit par la toile de lin tendue et clouée sur ses bords. Ce fut Claude Gellée, Friedrich, Gainsborough, Corot, là ce fut Chardin, Vermeer, Monet, Cézanne.
Charlotte Charlot se tient à mi chemin entre le grand angle et le téléobjectif. Comme Jean Henri Fabre, elle aime se rapprocher du sujet, à la feuille d’arbre ou à la tige d’herbe sauvage près ; comme Chateaubriand plongé au cœur de la forêt louisianaise, elle est aussi tentée de s’immerger dans cette immensité florale, botanique, ligneuse, fruitière, sylvestre. Entre sauvagerie végétale et jardin potager, elle n’hésite pas, elle déambule, d’un œil en constante situation d’accommodement.
Une de ses œuvres rend compte de cet état (plus encore que de cette « manière »), c’est en fait une photographie prise par elle-même, soudain surprise de rencontrer incidemment sa propre ombre projetée par un soleil sans concessions sur la surface qu’elle est en train de nourrir de ses visions arboricoles.
La photo nous donne à voir cette ombre inversant l’ordre naturel des choses. Car d’ordinaire, c’est l’ombre de l’arbre qui recouvre le rêveur contemplatif. Là, c’est l’ombre de la rêveuse qui recouvre l’arbre qu’il contemple et auquel il tente prioritairement d’octroyer la parole. La rêveuse, c’est le titre d’un air sublime composé sur la viole de gambe par Marin Marais. Elle est cette rêveuse. Elle couvre, on est tenté de supprimer ce « r » bien inutile, presque parasite, etd’écrire qu’elle couve le paysage, celui-ci étant ramené aux proportions d’un seul arbre.
L’arbre s’est isolé dans le regard de l’artiste. Il a cessé de n’être qu’une simple et anonyme composante du verger ou du bois, pour devenir le héros de cette aventure visuelle et onirique. Chacune de ses feuilles compte et s’offre à conter, à se raconter, elle et sa mémoire de feuille, sa mémoire d’ancien fruit, sa mémoire surgie de rien, de nulle part et de jamais. Ailleurs, on en verra, de ces feuilles, qui essaiment à travers un vallon qui part buter contre le soubresaut d’une arête granitique. Elles ne sont pas de pure figuration ; hallebardières de cette dramaturgie, elles s’emparent, chacune d’elles, de sa part d’autonomie, de son statut de sujet individuel. Charlotte ne se prive du reste pas de les couvrir d’or, ces feuilles qui tombent et tourbillonnent, emportées par le vent.
Ailleurs, l’or s’est converti en fleur de genêt ; il éclabousse la verdure des branches et des feuilles.
Quand il disparaît, c’est pour céder la place, toute la place, à la dentelle d’un feuillage touffu.
Il a plié bagage quand le pinceau de la capricieuse artiste (pareille à une abeille ou à un papillon qui butine au gré des vents, des odeurs, des couleurs et, bien sûr du hasard) s’envole en direction d’un fouillis végétal ou d’un délire de verts cédant aux voluptueuses sollicitations du camaïeu.
Accordant leur indépendance à toutes ces formes et ces couleurs, à ces sèves anarchiques et à ces silences remplis d’échos étouffés, Charlotte Charlot, à son insu, se peint elle-même de l’intérieur, s’effeuillant ici, se gorgeant de sève là, resplendissant au soleil, s’estompant derrière la brume, se faisant plus paysage que le paysage, plus absente que l’absence et plus présente, en même temps, que la présence. S’incarnant dans un effacement magistral autant que pudique.
Elle nous sollicite du côté où nous sommes nous-mêmes, à notre insu, faits de cette même matière qui fait la feuille et la fleur, le fruit et la branche, la tige et la racine, la terre et les étoiles. De la proximité, elle fait un ailleurs à la fois virtuel et concret. Une résidence principale du regard et de l’écoute et du toucher et de l’odorat ; mais aussi de la respiration. On regarde et se développent à leur rythme plénier la diastole et la systole de notre présence à tout cela, qui nous regarde à l’instant même où nous le regardons.
Elle nous fait être ce que nous voyons et, de la sorte, sans cesse davantage, devenir ce nous-mêmes, ce nous seul, anonyme et pourtant unique, qui attend depuis cinq milliards d’années de rejoindre la cellule originelle. De la beauté du monde elle fait notre véhicule, dont le carburant est cet air qu’elle nous fait respirer de tous nos yeux.

Gil Jouanard