Méditerranées au Musée du Montparnasse

Présentation du Cahier Méditerranées de l’association des amis de Jacques Lacarrière Chemins faisant

A L’Espace Krajcberg, Musée du Montparnasse, 
21 avenue du Maine
75015 Paris
mardi 16 novembre 2010 à partir de18h30.
En présence de quelques auteurs des Cahiers et des membres de l’association

Extraits du programme de la soirée :


Tahar Bekri présente trois poètes palestiniens et nous dit son poème paru dans le « Cahier Jacques Lacarrière 2 » Méditerranées

Ghassan Zaqtan
Oreiller

Est-il encore temps pour lui dire :
Mère, bonsoir
Je suis revenu avec une balle au cœur
Voici mon oreiller
Je veux me reposer
Si la guerre frappe chez nous
Dis-leur : il se repose

Trad. Tahar Bekri ©
Extrait de : Tahar Bekri, Salam Gaza, Ed. Elyzad, Tunis, 2010 (en France : Pollen-Diffusion)

Ghassan Zaqtane, poète, romancier, dramaturge né en 1954 à Beit Jala, près de Bethleem, en Palestine. Diplômé d’éducation physique, il a enseigné dans différents camps de réfugiés. Rentré d’exil en 2004, il fonde et dirige en Cisjordanie des revues et des pages littéraires. Travaille aujourd’hui au Ministère de la culture. Livres traduits : Suppléments au passé, CIPMarseille, 2009 ; Comme un rêve à midi, Ed. bilingue, Al Manar, Paris, 2010.

Tarek Al Karmy

Un poste de télévision, une pièce et une guerre

Il ne reste qu’une pièce d’un foyer à l’origine
Elle devint foyer d’une pièce
L’enfant Oussama s’assoit le soir dans le camp
avec ses cinq frères
en attendant les dessins animés
Mais le poste de télévision apporte
le journal d’informations de vingt heures
La guerre se déroule à la télévision
Des vues de raids secouent le poste
Jusqu’à le traverser de l’intérieur
Les enfants sortent en manifestant dans la pièce sous le ciel
Les enfants ne veulent rien d’autre
Qu’un poste de télévision sans journal d’informations

Trad. par Tahar Bekri © 

Tarek Al Karmy, poète né en 1975 à Tour Karem, en Palestine. A publié 11 recueils de poésie. Travaille comme animateur dans une radio locale et professeur de flûte en Palestine. Parmi ses recueils : Madraj Aththawr ( La piste du taureau ) , Dhoha al wahid ( Matinée du solitaire ), Ayn al a’ma al jamil ( L’œil du bel aveugle)

Bassem Al Nabrice

Une nuit comme celle-ci

Maintenant
Qu’elle dort, autour de toi l’obscurité
La nuit est toute à toi
Toute – Avec ses fantômes
Son silence cramoisi
Et ses fruits interdits
Depuis deux années tu espérais
Une nuit comme celle-ci
Une nuit profonde comme un gouffre dans le désert
Une nuit dans le silence duquel remue
Parfois le faufil d’un lézard
Et parfois le cri d’un coq au loin
Ou le frémissement d’un roseau tout près
Et rien de plus
Rien de plus
Une nuit de brouillard et de pénombre
Une nuit de matière primitive et de murmures
Une nuit de roseau et de métaphysique
Une nuit de peine d’eau et d’âme attentive
Maintenant qu’elle dort autour de toi l’obscurité
La ville dort
Les pilotes de l’armée israéliennes dorment
Maintenant :
C’est bien que tu penses à l’écriture
Que tu médites
Que tu lises
Qui sait ?
Peut-être attendras-tu deux autres années
Afin de jouir d’une nuit comme celle-ci
Une nuit comme un gouffre dans le désert
Une nuit dans le silence duquel remue
Parfois le faufil d’un lézard
Et parfois le cri d’un coq au loin
Ou le frémissement d’un roseau tout près
Et rien de plus
Rien de plus

Trad. Tahar BEKRI © 

Bassem Al Nabrice est né en 1960 à Khan Younes en Palestine. Poète et journaliste. A fait des études supérieures au Caire. Vit à Gaza. A publié « Méditations du jeune vagabond » 1990, « Journal de la guerre contre Gaza », Ed. Tawbad, Tunis. 2009. ( en arabe)


Je te nomme Tunisie

J’entendais ta voix au lever du jour
Comme une aube écarlate
Accouchée dans les ténèbres
Le retour des années
Sur elles-mêmes
Berçant le flux et le reflux
Au bord de la mer
Pleine et vide
Je ravivais ta lumière
Où je baignais mon visage
Pour dissiper les injustes frontières
Par-delà les brumes
Par-delà les songes escarpés
Sur les récifs inondés
Ton appel me sauvait des naufrages
Je ramassais tes coquillages
Un à un comme des rêves abandonnés
Le long des rives sauvages
Par les soirs où s’évadait l’écume
Légère et lourde de tant de remous
Cette berceuse défiant la houle
Dans le rougeoiement du souvenir
Feu et flamme
Diras-tu au soleil de ne pas se coucher
A l’horizon
Plus la nuit est longue
Plus le réveil manque d’éveil
Te ramenait à moi
Jaillie des terres difficiles
Oliveraie à perte de vue
Née entre les envols des huppes affolées
Et les va-et-vient des cueilleurs diligents
Les flûtes te disant ma transhumance
Jamais estompée de la fêlure
Peu importe si la meule écrasait
Mes noyaux
Je remplissais toutes ces jarres
De ton or
Les étourneaux nourris de mes chants
A l’ombre des solitudes fécondes
Toutes ces ailes déployées à l’air libre
Pour dire ton nom

Tahar BEKRI (extraits) inédits 

Le Gué de la Vache de Gil Jouanard

Tout porte à rêver autant qu’à s’interroger quand on se tient assis quelque part entre la pointe de Topkapi Sarail et celle de l’ancienne Pera, aujourd’hui dénommée Beyoglu. L’origine même du Bosphore qui, au pied de l’une ou l’autre falaise, se donne des allures de Seine à Paris ou de Danube à Budapest, à ceci près que lui dispose d’une envergure amazonienne, est une énigme. Son nom lui-même, à coup sûr d’origine grecque, peut en effet désigner le « resserrement » qui affecte son cours et en a toujours facilité le franchissement.  Mais, à ce sens très ordinaire, on a depuis longtemps préféré celui que suggère l’excitante étymologie fondée sur le principe du qu’en-dira-t-on mythologique. Le Bosphore serait donc le « Gué », phoros, de la Vache, bous. C’est là qu’en effet, selon la légende, la joli nymphe Io, aimée de Zeus qui la changea en génisse afin de la soustraire à l’ire de la vindicative Héra, son épouse trompée, traversa à la nage le courant pour, fuyant les rivages anatoliens, c’est-à-dire asiatiques, s’enfuir à la vitesse de ses sabots vers l’hypothétique refuge européen. On sait, hélas, sinon on l’apprendra ici par ma voix, que, jamais à court d’une rouerie, la céleste et acariâtre taulière du Mont Olympe lança contre la pauvre bête (qui devait avoir les beaux yeux de sa cousine égyptienne Apis, lesquels yeux sont au demeurant semblables à ceux des belles vaches rousses d’Aubrac) un taon, non pas celui qui en allemand se die die Zeit, ainsi que nous l’apprit le philologue souabe Martin Heidegger, mais celui qui bourdonne dans les tons graves et n’hésite pas à vous piquer d’un dard de bretteur alexandro-dumassien, et qui devrait se dire ta-on, si la phonétique du français n’était aussi extravagante.
Symbolique, ce franchissement du détroit, qui fut un isthme en des temps que l’on dit avec pertinence géologiques, même s’il reste confiné dans la mémoire de ces proto-Marseillais, dignes de Raimu et de Fernandel, que furent les Achéens et plus encore les Ioniens, pourrait bien prendre en charge quelque vérité sous-jacente dont la portée anthropologique et, partant, historique, ne manquerait pas de sel (bien entendu marin, le Bosphore transportant en des va-et-vient incessants le sodium égéo-marmoréen dans un sens, négro-maritime dans l’autre).
Ainsi se verraient attestés, sous couvert de légende romanesque, le passage de toutes les bonnes choses made in Asia à compter du VIIIe millénaire avant Ponce Pilate (citons pour mémoire et en vrac : l’élevage du mouton, la culture des céréales, les cités et les monuments suméro-akkadiens, l’écriture sur cette même argile dont se servit Jehova, arrière-petit fils d’Enlil, de Mardouk et de Baal, pour créer l’homme très antérieurement aux faits évoqués dans cet exposé). Bref, Io serait ni plus ni moins qu’un principe : celui de la civilisation en marche, d’abord sur un rythme syncopé de sirtaki mâtiné de danse du ventre, puis sur celui du pas de l’oie indo-européen.
Et voyez comme sont les choses. Quel projet vient-il donc titiller les lobes cognitifs du cerveau sapiens-sapiens de Jason, the valliant king of Argos’s son ? Rien moins que, remontant le Bosphore impassible, pris pour cible d’un côté par les Phrygiens, les Lydiens et les Lyciens criards, de l’autre par les Thraces post illyriens et proto-daces hâbleurs, la Toison d’Or, simple vue de l’esprit désignant cette trouvaille caucasienne hors de prix et vouée à un destin fulgurant : le métal, auquel ces Argonautes croyaient, en précurseurs, dur comme fer. Eux donc, galéjeurs vaguement mycéniens ou peu s’en faut, n’avaient en main que cette dague de bronze qui cassait au moindre choc, ou pis encore car franchement ridicule, celle qui l’avait précédée dans la technologie chalcolithique, faite de ce cuivre qui se tordait dès lors qu’on s’avisait d’en asséner un coup furieux sur le casque à crinière en brosse du premier hoplite venu.
Bref, ce long détour nous l’aura fait comprendre : le Bosphore, qui sert de charnière liquide aux deux vieux continents (dont celui d’Europe n’est, pour dire les choses crument, qu’une péninsule riquiqui de l’autre), et qui favorisa, depuis toujours, depuis le premier groupuscule de Sapiens-Sapiens égarés loin de la savane originelle jusqu’aux éleveurs-agriculteurs du Néolithique, l’ensemencement de la vierge Europe par les gamètes mâles de la créativité orientale.
Et si la Méditerranée commence bel et bien au pont de Galata (sous lequel coule le Bogaziçi alias Bosphorus, ainsi que mes amours), si elle y a sa source, ce n’est pas pour des prunes, sauf si celles-ci servent à distiller quelque slivovice ou tsvika, ambroisie digne de l’Olympe et titrant entre quarante cinq et quatre-vingt dix degrés d’alcool aussi contondant que le furent les épées des sauvages caucasiens qui firent autrefois du gué leur pataugeoire et de la vache du steak tartare, revu à la mode seldjoukide puis ottomane, avec un zeste de yaourt bulgare.
Si vous voulez en savoir plus, et si vous êtes de bonne compagnie, Je vous emmènerai dans mon joli bateau ; voguer au fil de l’eau, il n’est rien de plus beau, ainsi que chantait, dans les année 30, le suave Jo Lumière, qui portait bien son nom. Avec lui et sa voix, même l’hiératique et mégère Héra eût fondu et se fût transformée en attentionnée vachère.
Et, comme l’aurait dit Alexandre Vialatte, longtemps résident de l’arrondissement d’à côté, le XIIIe, et qui s’y connaissait en beaucoup de matières, c’est ainsi qu’Allah est grand !

Christian Pirot édite@ur