Nicosie zone morte

Jacques Lacarrière a visité le no man’s land séparant les parties turque et grecque de la capitale de Chypre, Nicosie. Il nous parle de cette rencontre avec l’ile dans son ouvrage, « Nicosie, zone morte »

Ruines donc. Ruines dues à la désertion autant qu’aux ravages des hommes et des chars. Ruines orphelines, en somme. Ces rues vides, ces façades bâillonnées, ces murs meurtris : un orphelinat pour fantômes. Les ruines, je les ai fréquentées jadis, lorsque j’étais adolescent et que la ville d’Orléans où j’habitais alors était bombardée chaque jour au moment de la Libération. Nous vivions au milieu d’une ville effondrée, à dégager ferrailles et charniers au point qu’en voyant des immeubles intacts, je me mettais machinalement à calculer le temps qu’il faudrait pour les déblayer ! Plus tard, j’étudierai les ruines antiques, les ruines augustes et solennelles, celles dont les fantômes sont à jamais disparus. Mais il n’existe pas d’archéologues pour les ruines d’hier et d’aujourd’hui, il n’existe que des témoins, des victimes et des bourreaux. Je ne pense pas seulement ici à la Zone morte de Nicosie, je pense aux ruines de Kaboul, de Grozny ou de Sarajevo, à celles de Jénine et de Gaza et, bien sûr, à celles d’Hiroshima. Je parle des ruines que notre monde accumule sans cesse autour de nous, des ruines d’aujourd’hui et de celles —inévitables— de demain, celles que les nationalismes en tous genres nous préparent encore de par le monde. Il me paraît normal qu’à Chypre le théâtre antique de Kourion ou le sanctuaire d’Aphrodite à Paphos —voire les vestiges des forteresses et des châteaux des Lusignan— soient des ruines renommées, admirées, visitées. Mais que des ruines soient aujourd’hui au cœur d’une ville moderne et vivante, qu’elles en nécrosent les jours et l’avenir, est-ce tolérable ? La guerre ici s’est seulement interrompue, muée en une permanente veillée d’armes qui dure depuis bientôt trente ans. Si bien qu’en ces rues et ces murs fantômes, on mesure la durée et l’ampleur du désastre à la hauteur des arbres. Sans doute est-ce pour cela que la Zone morte se nomme aussi par dérision la Ligne verte.

A Nicosie, la Buffer Zone, nous l’avons vu, se nomme aussi Zone morte ou Ligne verte. Mais cette zone-tampon s’étend bien au-delà de la ville et traverse la totalité de l’île depuis la baie de Famagouste à l’est jusqu’à celle de Morphou à l’ouest. Et là, elle n’a qu’un seul nom : Ligne Attila. Un nom bien mérité si l’on pense aux milliers de réfugiés chypriotes grecs contraints de quitter la zone nord en abandonnant leurs terres et leurs maisons : près de 200 000 selon les estimations de l’ONU. Attila : roi des Huns qui ravagea l’Orient et une grande partie de l’Occident au Vème siècle après J.C. Ligne Attila : tracé marquant la zone de sécurité séparant la partie occupée par les Turcs de la partie proprement chypriote, établi en fonction de l’emplacement des forces adverses le 30 juillet 1974.

Les combats cessèrent donc ce jour-là mais non la guerre qui continue simplement sous une autre forme. Il faut bien comprendre que si les Chypriotes, qu’ils soient grecs ou turcs ou, plus exactement, hellénophones ou turcophones. sont chez eux à Chypre depuis très longtemps, il n’en est pas de même pour les milliers de colons turcs transplantés depuis la Turquie toute proche. Il s’agit là d’une véritable colonisation pour créer un fait accompli et fournir le prétexte d’une éventuelle ou possible annexion de la zone nord par la Turquie. Heureusement, depuis ces derniers mois, le vent semble tourner dans le bon sens et favoriser la reprise des négociations entre les deux parties.

La déchirure qui continue de marquer l’île et de la traverser de part en part, déchirure qui est le fait exclusif des Turcs, soulignons-le bien, a quelque chose d’absurde et d’archaïque. Comme le fut, avant sa destruction, le sinistre Mur de Berlin. Dans la Pompéi nicosienne, le spectacle de ce décor fait de vide et d’absence mais où se perçoivent néanmoins les rumeurs étouffées des combats, est un spectacle véritablement schizophrénique. Voilà où mènent les nationalismes effrénés, les patriotismes infantiles : à transfonner les maisons en casemates, les toits en miradors, les murs en cimetières de sable et les fenêtres en horizons de barbelés !

Jacques Lacarrière

Editions Michel Houdiard 2003
ISBN 978-9608154278