Paul Valet


Paul Valet (1905 – 1987) par Jacques Lacarrière
Soleils d’insoumissions


J’écris
C’est un mystère
Je vis
C’est un miracle

Matière première Aussi incendiaire, éruptif ou explosif soit-il, un texte n’a jamais rien à redouter d’une analyse, spectrale ou non. Dans le ciel, orages, foudre et tempêtes se laissent spectographier aussi sereinement que les embellies. Profitons-en donc pour rappeler – surtout en ces temps terroristes – que les matières dîtes explosives ne le sont pas naturellement mais ne le deviennent qu’après un mélange spécifique et approprié. Et il en est évidemment de même avec les mots. Aucun mot n’est par nature détonnant – pas même le mot détonation qu’on peut murmurer doucement, sensuellement ou tendrement ou qu’on peut hurler à l’encan. Seul compte leur rencontre, alliance ou mésalliance, noce ou divorce, refus ou métissage. Paul Valet, l’entend et le formule ainsi dès ses premiers recueils…
…Dès le début, donc, Valet trouve son cri approprié, son rugissement identitaire. Prenons le poème intitulé « Je suis gauche » ouvrant Sans muselière paru en 1949 et dédié à Vladimir Maïakovski :
Je suis droit
Je suis gauche
J’écris avec mes poings
Sans virgules
Sans poings
Sans coco
Sans pernod
Sans muselière
Sans bandage herniaire


Réponse à Paul Eluard
Quand vous dites
Qu’il faut marcher avec ceux qui construisent le printemps
Pour les aider à ne pas être seuls
Et pour ne pas être seul soi-même
Dans sa tour de pierre
Dévoré de lierre
Je vous donne raison
Et quand vous dites
Qu’on n’a de raison d’être
Que pour les autres êtres
Vous avez raison vous avez raison
Et quand vous dites
Qu’il faut chanter le monde pour le transformer
Et pour l’expliquer et pour le sauver
Et pour vivre non seulement dans sa bulle de savon
Mais dans la haine de l’injustice
Et pour un but incarné comme un champ de blé
Vous avez raison vous avez raison
Mais je sais
Qu’une étreinte fraternelle sans patrie ni parti
Est plus forte que toutes les doctrines des docteurs
Mais je sais
Que pour libérer l’homme des haltères de misère
Il ne suffit pas de briser les idoles
Pour en mettre d’autres à leur place publique
Mais qu’il faut piocher et piocher sans fin jusqu’au fond de l’abcès
Et boire ce calice jusqu’à la lie
On ne libère pas l’homme de son rein flottant
Par une gaine élastique aux arêtes barbelées
On ne libère pas l’homme de son corset de fer
En le plongeant dans un vivier de baleines
On ne libère pas l’homme de ses maudits États
En le condamnant à vie par un modèle d’État
La vérité n’est pas un marteau que l’on serre dans sa main
Fût-ce une main de géant plein de bonne volonté
Mais la vérité c’est par quoi nous sommes façonnés
Mais la vérité c’est par quoi nous sommes éclairés
Quand par la nuit sans suite les mots jaillissent de nos lèvres
Pour apaiser les hommes suspendus à leur vide



Faraj Bayrakdar

Pour Faraj Bayrakdar

Les gendarmes les plus fiers
n’ont jamais ramené le soleil captif
Henri Michaux
(Qui je fus)

Nul jamais ne ramènera le soleil captif.
Nul jamais n’emprisonnera la lune vagabonde
Et il ne sert à rien d’invectiver le ciel
Face à la sidérante liberté des étoiles.

On emprisonne pas les mots dans les édits
Pas plus qu’on ne capture les verbes en cavale.
Etoiles et mots, mutité, cécité des murs
Mais, au-delà des murs, l’évasion du silence.
Comme rose à l’extrémité de l’orage
Fleurit toute parole emmurée
Sachez-le bien, vous qui croyez régner,
Un jour, les roses elles-mêmes vous jugeront.

Vous n’en serez pas quitte avec des couronnes,
Le buis et le laurier, l’immortelle et l’acanthe.
Vous devrez rendre compte des cris des crucifères.
Du couteau des épines et du sang de l’automne.
Même du sang de l’automne.

Et rien ne sera oublié, ni remis
Ni rien ne sera pardonné
Rien. De chaque privation,
De chaque réclusion. De chaque hibernation.

Mais sachez-le : un jour, les murs s’effondreront
La rose refleurira au terme de l’orage.
Et le poème retrouvera son souffle d’ange
A l’instant même où vous deviendrez cendres.

Jacques Lacarrière, A l’orée du pays fertile, Seghers éditions

Aimé Césaire

« L’œuvre de l’homme vient seulement de commencer »
Aimé Césaire 

Ce que je dois à Aimé Césaire / Jacques Lacarrière ; dessins de Wifredo Lam. – Paris : Bibliophane-Daniel Radford, 2004. 
Jacques Lacarrière évoque la découverte qu’il fit, en 1947, du « Cahier d’un retour au pays natal »  … et le bouleversement qui s’en suivit : « je me mis aussitôt à feuilleter le livre et sentis très vite en tout mon corps les mêmes effets, oui, exactement les mêmes effets que ceux d’une piqûre de guêpe, un jour de canicule : brûlure, rougeur et tremblement »
EXTRAITS
Le Hasard, est-il besoin de le préciser, était notre seul maître et c’est Lui, j’en suis sûr, qui dirigea mes pas, un jour d’automne 1947, vers une librairie du Quartier latin où je découvris l’ouvrage d’un inconnu nommé Aimé Césaire, intitulé Cahier d’un retour au pays natal. Je me mis aussitôt à feuilleter le livre et sentis très vite en tout mon corps les mêmes effets que ceux d’une piqûre de guêpe, un jour de canicule : brûlure, rougeur et tremblement. La découverte du Cahier en cet automne 1947 eut un autre effet, moins irritant que celui d’une piqûre de guêpe mais bien plus radical : me révéler dès les premières pages les pouvoirs et les magies insoupçonnés de ma propre langue : ce n’était pas seulement un poème que je tenais entre mes mains, mais un texte de feu, un brasier, un brûlot.
(…)Je ne cessais de m’étonner que ces mots surprenants — dont beaucoup m’étaient inconnus — ces images sensuelles et somptueuses, ces déchaînements et ces déchirements du langage, cette écriture aux limites de l’incandescence, de l’éruption verbale, que tout cela ait été dit, écrit, proclamé, déclamé dans ma langue, une langue parfaitement, éminemment reconnaissable et maîtrisée mais comme renouvelée, je dirais même régénérée, une langue-sœur venue des antipodes.
(…) : que voit-on si l’on se met au centre d’un poème ? En 1949, deux ans, donc, après la découverte du Cahier, j’écrivis un texte qui était à sa façon et prématurément une réponse à cette interrogation. Texte que je dédiai intérieurement à Aimé Césaire sans jamais lui en avoir fait part. Voici donc l’occasion tardive certes mais des plus opportunes, de pouvoir enfin rendre à Césaire tout ce que je lui dois.
Pour Aimé Césaire
Si quelque chose devait se révéler
Ce serait le tribut qu’on réclame aux esclaves
Ce travail fait de sang et de gestes battus.
Je ne veux plus qu’un seul chemin
Et le silence où me terrer
Et une voile venue à pas de vent
Et une galère éventrée sur la grève
Ouverte aux canicules des révoltes.
Mes mots ont la teneur des terres cuites sans tendresse
Et je sais que je plaide pour un paradis condamné
Instruit de l’attirante et perfide ordonnance
D’une campagne ensoleillée quand la Destinée s’y promène.
Entre les mots, entre les morts
Ne le voyez-vous pas
Il n’y a plus que l’air d’où s’absente la vie.
Connaissance d’Aimé Césaire


(…)Jacques Lacarrière met à peu près soixante ans pour dire le jour de sa seconde naissance. Ce fut en 1947, dans le Quartier Latin tout autant que sur les rives de la Loire ou, plutôt, le Loir — le Liger, en latin —, puisque Jacques Lacarrière tient à le faire rimer avec le Niger 1, fleuve mythique de l’Afrique occidentale, si cher au passé non moins mythique du poète martiniquais.
Il n’est pas de naissance sans renaissance ; Jacques Lacarrière le confesse en ces termes :
« Revenons donc à ce Cahier et au jour de la première lecture. Il est toujours difficile de se remémorer avec précision la genèse d’une métamorphose ou même de sa propre naissance. La mienne, la poétique veux-je dire, fut césairienne. Et si je ne peux me souvenir, même imprécisément, fortuitement, infiniment, du cri primal poussé lors de la première, je me souviens aujourd’hui encore du silence qui suivit la seconde. Car c’est cela qui caractérise une seconde naissance : le silence qui suit sa révélation ».
Voilà l’aveu que fait cette âme grecque, je veux dire le manifeste dont seul est capable un obstétricien informé des limites de sa science. Jacques Lacarrière témoigne tout autant de l’accouché que de l’ac­coucheur, du témoignage que du témoin. Tout au long de son essai-hommage, il commente et s’identifie à Aimé Césaire. 
Nimrod
(…)Je n’imaginais pas que  « le Cahier » avait pu jouer, dans son parcours d’écrivain, un rôle si fondamental. Je ne savais pas qu’il avait fait, si tôt, ce voyage en poésie et voilà que Jacques renaissait, une fois encore, nouveau. Et là d’autant plus proche que nous pouvions échanger, à tant d’années d’intervalle, sur cette expérience en quelque part commune.
Jacques est devenu au même instant l’aîné et le frère en ce pays dont Césaire fut le guide. « Ce que je dois à Aimé Césaire », son livre au format carré, a rejoint « Le Cahier du retour au pays natal », de même taille, sur ma cheminée. Tous deux dispensent cette chaleur de chaque jour par leur compagnonnage incandescent.
Valérie Marin La Meslée
Les textes de Nimrod et Valérie Marin La Meslée ont été écrits pour le premier « Cahier Jacques Lacarrière » sur le thème de « Naissances » qui devrait paraître à l’automne.
Nimrod est poète, essayiste et romancier. Il a publié aux éditions Actes Sud, trois romans : Les jambes d’Alice (2001, Babel 2008 et Le Bal des princes 2008) et le Départ (2005), ainsi qu’un recueil d’ essais intitulé La Nouvelle Chose française (2008). Sa poésie est publiée aux éditions Obsidiane. 
Valérie Marin La Meslée est journaliste littéraire.


(…)Un beau jour de 1947, dans une librairie du Quartier latin, Jacques Lacarrière découvrit par hasard l’ouvrage d’un inconnu nommé Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal. Ce fut une révélation. Plus qu’un style il y rencontra une « langue flamboyante et même fulgurante, qui n’a que faire des conventions et bienséances académiques ». Plus qu’un poème, c’est « le ton et l’impétuosité d’un manifeste » qui le marquèrent à tout jamais. Jacques Lacarrière qui, dans un petit livre incandescent, paie sa dette au poète martiniquais Aimé Césaire… Dans l’ouvrage capital de Césaire, l’enfant de l’Orléanais et de Du Bellay ne découvre pas seulement Fort-de-France et la lautréamontesque Martinique, il mesure aussi l’étendue, la profondeur, la richesse, la puissance volcanique, les audaces de sa propre langue. Il ramasse, comme autant de pépites, des mots de lui inconnus : «sisal», «patyura», «cécropies», «menfeuil», «chalésie», «sapotilles», «pahouine». Il est fasciné par de mystérieuses alliances lexicales : «le fleuve de tourterelles et de trèfles de la savane», ébloui par des mariages métaphoriques, telle cette «exaltation réconciliée de l’antilope et de l’étoile». Il comprend enfin qu’un grand poème doit être total, à la fois chant et manifeste, magnificat et requiem, vie et tombeau, rire et combat, révolution et rédemption. Il s’est trouvé un maître en sédition et un professeur de célébration. Lacarrière était un poète ligérien et inaccompli que son aîné antillais a métamorphosé et, par le miracle d’une «écriture désesclavée», soudain libéré. Ce petit livre est, pour reprendre une image de Césaire, une des «fraîches oasis de la fraternité» que réserve parfois la littérature, lorsqu’elle jubile dans la gratitude.
Extrait d’un article de Jérôme Garcin.



Adonis, le charmeur de poussière

Détours D’écriture, Jacques Lacarrière janvier 1992
Sur les terres où naquit Adonis, ces terres vouées à la mort des dieux et à leur résurrection dans le sang des fleurs et des humains, où histoire et éternité font un étrange mais indissoluble ménage, il y eut d’abord le cri des ancêtres et des prophètes reconnus et revendiqués, ceux qui font partie de la tribu réelle d’Adonis, Hallâj, Abû Nuwâs, Bashshâr et puis les chemins du présent où le poète, l’errant Mihyar / Adonis improvise ses pas et ses mots.
Cette terre, ce pays sont faits de brûlures et d’ombres, de villages poussiéreux et de fleuves impassibles et de milliers de silhouettes en attente, immobiles et désoeuvrées ou errantes et obstinées, tous les laissés pour compte, tous les déshérités des terres pauvres. Là est la véritable patrie d’Adonis, dans ces visages « qui se déssèchent sous les masques du chagrin », ces routes « sur lesquelles il a oublié ses larmes » et « l’enfant vendu pour prier et pour cirer les souliers ». Alors, en cette patrie si mouvante, si charnelle, si précieuse, en ce royaume infertile mais si chargé de beauté profanée, on comprend que les armes et les mots du poète ne puissent être faits de certitudes, de slogans, de références ni de dogmes. L’homme qui parle, murmure, chante, s’inquiète ou se révolte dans le Chant de Mihyar le Damascène (et cet épithète: Damascène n’est là peut-être que par dérision car la terre où l’on meurt est bien plus essentielle que celle où l’on est né), cet homme est le contraire d’un rhapsode, d’un porte-parole ou d’un chargé de mission poétique. Tout ce qu’il est, tout ce qu’il dit porte la trace de la poussière substantielle du monde, et du questionnement perpétuel. Il inscrit ses paroles sur les chemins toujours improvisés de la lumière, il est « le chevalier d’étranges paroles », l’errant « qui a pour seule patrie l’incertitude », l’homme sans ancêtres et sans lignée dont « les racines sont dans ses pas », celui qui est délivré de l’absurde malédiction des fautes originelles mais qui porte en lui le fardeau du monde à venir, du monde à inventer par les pas et les mots. Parce que sa patrie demeure toujours inachevée, il devient « le semeur de doutes », un « charmeur de poussière », le « roi des vents », qui vit non pas dans la lumière assurée du présent mais « dans le sein d’un soleil à venir », qui parle une langue « qui est celle d’un dieu à venir », qui « habite l’horizon », et qui, pour arme, n’a que l’herbe. On comprend alors qu’au coeur de ce pays qui se veut devenir perpétuel, le refus soit l’évangile du poète. De ce refus, qui porte autant sur l’histoire et l’ancestralité que sur les conventions ou les contraintes de la langue, le poète tire la force et la substance de son oeuvre. si bien qu’il construit à mesure sa véritable identité, nullement acquise une fois pour toutes mais toujours en état de gravidité. Car l’identité, ce n’est pas seulement ce qui a été dit et donné mais ce qui n’a pas encore été dit et donné, c’est ce qu’on a devant soi, non derrière soi, c’est « ce qui paraît toujours projeté vers l’avant, provenir du futur ». Il faut à mon sens beaucoup de courage pour écrire cela aujourd’hui, en un temps où la recherche obstinée de l’identité se confond avec la revendication particulière du passé, des racines. Le chemin d’Adonis où il improvise ses pas tout en édifiant l’identité future, a la force, la beauté, et la hardiesse immaculée d’une vérité virtuelle.
Le pays d’Adonis est le plus vieux et le plus neuf qui soit. N’oublions pas que la Syrie, l’ancienne Phénicie, était la terre du phénix, l’oiseau qui renaît de ses cendres et celle du dieu Adonis, le dieu qui renaît de son sang. Etrange terre, enclose entre la poussière et la résurrection, où se dessine le royaume ingravé qu’habite déjà le Damascène. Ce pays est, dans les deux sens de ce mot, le présent majeur du poète à ses contemporains. A ce qu’un des amis libanais d’Adonis, le poète Georges Schéhadé appelait, d’une image si forte, « la poussière savoureuse des hommes ».
Jacques Lacarrière / Détours D’écriture, janvier 1992



Omer Kalesi

ÔMER KALEÇI

Orner Kalesi, né à Serbica (Kiçevo),
République de Macédoine, en 1932.

Il émigre en Turquie avec sa famille en 1956, à l’âge de 24 ans et commence ses études d’art figuratif à l’Académie des Beaux-Ans d’Istanbul en 1959. Encore étudiant, il voyage pendant cinq mois, en 1962, à la rencontre de la Turquie profonde. Ses impressions de voyage se retrouvent
plus tard, dans ses tableaux et en particulier dans ceux de derviches et de bergers. Son périple le conduit sur les pas des philosophes et humanistes du XIIIe siècle Meviâna, Hadji Bektasi Veli et Yunus Emre.
En 1965, il termine ses études à l’Académie des Beaux-Arts d’Istanbul et, la même année, il s’installe à Paris où il vit depuis plus de quarante ans.
La peinture d’Ômer Kalesi est intimement liée à la Turquie, un pays où s’inscrit l’ensemble de son activité artistique, notamment à la galerie Tem d’Istanbul. Après les Beaux-Arts, toutes ses peintures sont réalisées à Paris, dans son atelier du boulevard Arago.
Marqué, adolescent, par la Seconde Guerre mondiale. Omer Kalesi trouve son inspiration dans les événements de la péninsule balkanique. Une partie de son travail est réunie dans le livre « Le drame Balkanique » préfacé par Jacques Lacarrière.
Totalement fasciné par l’œuvre de Goya, son maître depuis les Beaux-Arts, il est allé plusieurs fois au musée du Prado à Madrid ainsi qu’à l’église San Antonio de la Plorida, où se trouve le tombeau du peintre, pour y admirer ses fresques. Il est particulièrement inspiré par les peintures noires de Goya réalisées dans les dernières années de sa vie.

« Ainsi sont à mes yeux ces peintures, ces portraits, hors du temps qui ne regardent plus qu’eux-mêmes. Qu’on les nomme derviches ou bergers, ils disent un horizon sans fin, fait de poussière ou de prière, balayé par un vent Paraclet qui les subjugue et qui les fige. Oui, ils viennent d’un pays terrestre, ils portent le manteau des humbles et la coiffe des anatoliens mais en fait ils sont déjà parvenus ailleurs. Peut-être en ce lieu entrevu par les Gnostiques et les Soufis, où nous attend notre véritable image venue à notre rencontre. Bien qu’immobiles, figés ou pétrifiés en leurs gestes de cosmonautes saisis par l’apesanteur, ils nous forcent à suivre leur voyage, à devenir témoins de leurs noces avec l’invisible. Ils sont une danse heureuse, une fête, une liturgie de gestes et d’attente. Et je sais maintenant ce qu’en eux je perçois vraiment : ils sont des chrysalides où un nouvel homme est en train d’éclore. »

Jacques Lacarrière à Orner Kalesi, Paris, 1992

Félix Rozen

« Je fixais des vertiges ». Cette phrase de Rimbaud pourrait très bien convenir aux nouvelles toiles de Félix Rozen, où les traits, les signes, les couleurs et les couches vivent des noces tour à tour primitives et savantes C’est le mouvement même des genèses et des créations qui affleure en ces toiles par la patiente superposition des touches exprimant ici, des naissances d’étoiles là, un séisme printanier ailleurs, des élans et des rythmes saisis dans le vif de leur source. Chaque toile devient ainsi un parchemin où s’inscrivent les signes d’une écriture perpétuelle.

Avec les gravures, ce sont plutôt les traces, les sceaux de messages sibyllins qui sont ici proposés par le peintre. On y découvre l’aurore de signes à déchiffrer en même temps que les empreintes d’un pays oublié, celui où l’écriture a pris naissance. Il y a en Félix Rozen un rêveur scientifique et un scribe lyrique qui savent concilier ce qu’on croyait inconciliable : le passé le plus vieux et le futur à naître, en un mot la mémoire de la modernité.

Jacques Lacarrière

Pour Félix Rozen

Tendre est le jour qui lui donna naissance
Et tendre est la nuit qu’il éclaire
Jacques Lacarrière

I.
Les êtres et les visages
Visages regardant,
Yeux retenant le temps dans le flou des pupilles
En vos mandorles de pénambre,
Habitants des pays oubliés,
Des pays d’avant naître
Où courez-vous, que cherchez-vous ?
Autour de vous
Les couleurs migratrices ont revêtu
Les plumes des saisons
Un grand émoi s’empare de nos gestes
Comme forêt avant l’orage.
Clowns ? Messagers ? Funambules
Sur le fil des miroirs ? Lutteurs
D’arc-en-ciel et briseurs de nuage ?
Enfants de foudre, enfants d’humus,
Vîsages regardant ?

II.
Autres formes
Corolles du temps
Eclatées, rétractées
Comme une orbe impulsive.
Doigts des étamine
Dans la paume éteinte des volcans.
Un ange, braise et cendre
Veillant le feu mourant
Dans l’or des digitales.
Et quelque part,
Un coquillage proposant à la nuit
L’énigme de sa nacre.
Et quelque part
Dans le pré retrouvé
Un enfant, écoutant
Le silence soudain des insectes.
L’alphabet du feu


Le mot qui définirait le mieux la technique employée par Félix ROZEN en ces oeuvres récentes serait le mot gaufrage dont le dictionnaire nous dit sans surprise qu’il consiste à gaufrer des tissus, du cuir, du carton, du papier, autrement dit à y imprimer des motifs en relief ou en creux. Il s’agit bien ici d’impressions au sens concret du mot, c’est-à-dire de pressions créant des empreintes sur une surface appropriée. Une sorte de tatouage, laissant sur la peau du support une image ou un message indélébile. Dans les cultures traditionnelles, le tatouage est une marque d’appartenance à un clan ou à une confrérie, mais aussi un dessin qui fait corps avec le support.
Faire corps : voilà une image qui permet d’approcher ces formes, ces figures, ces festins de pâte, ces noces de la cire et du feu. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, de la rencontre sur une plage d’épais papier d’une cire et d’un fer chauffé. Images, motifs, empreintes, traces, épures, s’y rencontrent comme autant de matrices permettant par la suite tous les accouchements possibles des formes et des couleurs. Pour ma part, je vois surtout en ces empreintes, en ces pyrocera comme les nomme leur créateur, les lignes, signes et caractères, disons même les hyéroglyphes d’un monde inédit et parallèle au nôtre. C’est le hasard qui, au début, semble assembler ou disperser ces signes mais un hasard vite ordonné, maîtrisé par l’artiste qui affine et oriente aussitôt ces lettres et ces messages surgis spontanément, cet alphabet d’un autre monde né pour transfigurer le nôtre.
Les anges, on le sait, sont, comme d’ailleurs les démons, des créatures de feu. Serions-nous ici en présence d’une écriture des anges? Je ne m’aventurerai pas jusque là mais j’ai le sentiment, en regardant ses oeuvres, de déchiffrer un langage ardent et imagé, ce brasier d’élans et de laves qu’implique tout acte véritablement créateur.

Jacques Lacarrière

Notes biographiques

1938 – Né à Moscou, naturalisé Français en 1974.
Diplômé de l’École Nationale d’Electronique de Varsovie (1959)
Maîtrise discernée par l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie (1965)
1966 – S’installe à Paris
1967 – Première exposition personnelle, Galerie Tivey Faucon, Paris.
1967-74 – Décors de Théâtre et affiches pour France Culture ; organise le Festlval de Collias (arts, cinéma, musique) dans le Gard.
1971 -80 – Enseignement universitaire (Besançon, Université de Vincennes, Sorbonne, Paris l)
A partir de 1980 – fréquents séjours à New-York et en Scandinavie.
1984 – Boursier de l’état Français : Center for Music Experiment, San Diego et au Japon (1984-1985)
Depuis cette date, réalisation d’une série de peintures intitulée « Tokyo Series ».
1988 – Voyage en Argentine
1990 – lnvention de la gravure pyrocera


Charlotte J. Charlot

« Elle pratique l’aquarelle, le dessin à la plume. Outre ses nombreuses études de paysage qui fixent intensément le squelette du réel, elle dessine aussi à la plume des formes et des paysages aux franges de l’abstraction et de l’imaginaire. Des dessins pariétaux pour murs à inventer.  »
« Ici commence notre halte
entre deux haies d’attente vive.
Entre deux fièvres aux quatre vents.
Demain, nous pourrons repartir au clair chemin des oraisons.
Demain. »
Textes de Jacques Lacarrière, extraits de 
Errances, sur le travail de Charlotte J. Charlot
Charlotte J. Charlot a vécu de nombreuses années dans le Morvan et aujourd’hui à Paris. Elle a participé à plusieurs expositions individuelles et collectives en France et à l’étranger.
Charlotte J.Charlot, dans son travail actuel, cherche à explorer son désir du pictural sous toutes ses formes à travers l’acte de peindre ; figure ou abstraction, être devant ou dans le motif. Celui de l’aujourd’hui.
Les formats identiques forment une suite comme la pellicule d’un regard.

Aristide Caillaud

Aristide Caillaud, natif des Deux-Sèvres, passa son enfance, son adolescence et les trente dernières années de sa vie en Poitou. De là son attachement à ce pays de bocage, d’eau, de forêt mais aussi de légende, de mythes, de religion et d’art et leur présence, leur prégnance dans son oeuvre.

Ami de Dubuffet et de Chaissac, son voisin vendéen, Caillaud participa en 1949 à la première manifestation de 1’art brut. Cependant, son oeuvre ne peut ni être identifiée à ce mouvement essentiel, ni être limitée au qualificatif de naïve.

Elle est celle d’un poète de l’image, inventeur de formes et de structures très élaborées, oeuvre unique, original et originel plain-chant où les quatre règnes de la vie se confrontent et se conjuguent. Grâce aux textes de Jacques Lacarrière, cet ouvrage richement illustré permettra au lecteur de découvrir l’univers fascinant de ce peintre inclassable.

Aristide de Sirène

« Sous les paumes, le mirage. Sous la main, le miracle.
Une Pâques de couleurs, pâquis de colories.
Au bout des doigts, le monde. Sur la toile, l’Etoile.
Un béethléem de lumière. Etable ou se rend le Mage, enchanteur cheminant, quand le désir le prend de rendre hommage
au nouveau lieu des langes.
Ici, même les momies sourient dans l’Immobile,
l’arbre ne craint plus ses rumeurs
l’oiseau revendique le chat
et le volcan, ailleurs étau de feu,
est un émoi de plus parmi l’azur. »

Jacques Lacarrière

Alecos Fassianos

Enfant, je jouais dans les paupières du ciel. Les nébulosités de l’espace étaient mes seules compagnes. Je marchais sans y prendre garde sur les cheveux des vieilles femmes, côtoyais les plus laids monuments sans même les remarquer. Sans un mot, je déshabillais les forêts pour les jeter nues à l’entrée des villes, mais je continuais de m’instruire à l’écoute des paroles douces des saisons.
A chaque pose, des vols d’oiseaux migrateurs m’indiquaient la route à suivre. J’étais indiscuté, j’étais heureux…
L’Enfance d’Icare, poèmes, lithographies de Fassianos. Syrmos éditeur

… Les personnages de Fassianos, ces figurants d’un théâtre muet, ces acteurs d’un film arrêté, bref ces ombres suggèrent, malgré leur caractère unidimensionnel, un monde le plus souvent sensuel, langoureux et voluptueux, un monde à l’orée du rêve aussi, où la beauté passe comme au ralenti, sans urgence et sans pesanteur, avec la même fidélité et la même sensualité que le vent à travers les étendues et les langueurs du sommeil. Car ces ombres rêvent quelquefois.
A quoi peut bien rêver une ombre ?
Peut-être à ce pays précieux et très ancien dont parle Platon et où les hommes n’avaient encore que deux dimensions comme les personnages des vases ? Ce pays du bonheur encore sans épaisseur ? Ce sont eux finalement ces fantômes de jadis qui survivent aujourd’hui dans cette œuvre et portent jusqu’à nous, jusqu’à notre brutale, bruyante modernité, la grâce et la légèreté des nuages humains de Fassianos.
Jacques Lacarrière

Peut-on imaginer un monde sans musique ?

Peut-on imaginer un monde sans musique, un monde où les ruisseaux couleraient sans murmures, où les oiseaux ignoreraient le chant et où le vent lui-même ne serait qu’un souffle sans échos ? Je dis bien : un monde sans musique, pas un monde insonore ou sans bruit. Bruits et sons nous entourent, nous envahissent dès la naissance, rythment ou martèlent chaque instant de notre vie depuis les battements de notre cœur jusqu’aux rumeurs ultimes du Big-Bang encore audibles, nous dit-on, dans le concert des étoiles. Non, je ne parle pas de bruits sans âme mais de la musique qui est au son ce que la fleur est à la tige, une éclosion, une effusion, voire une élévation offerte aux yeux et aux oreilles.
Il y a quelques années, à l’occasion du premier concert donné par un groupe de jeunes musiciens amateurs, je leur avais écrit : «A quoi peut bien servir la musique ? A divertir, émouvoir, plaire, faire rire, faire pleurer, donner des leçons, donner des frissons, charmer les oreilles ou les casser ? A tout cela, semble-t-il, selon les cas, les siècles, les auteurs et les interprètes, à tout cela sauf adoucir les mœurs.» Je ne peux que réitérer ici ces humbles évidences. La musique n’est pas là pour adoucir ni d’ailleurs endurcir les mœurs, pour faire de nous des anges ou des démons, nous tracer le chemin menant au seuil du paradis ou au cœur de l’enfer car elle est d’abord une fête des sons, une noce d’accords, un concert – voire un concile – de timbres et de rythmes, une floraison d’émotions, une moisson de vibrations, tout un unisson d’harmonies. Et ce, qu’elle s’en tienne aux demeures familières des assonances et consonances ou qu’elle s’aventure vers les contrées délicates – et souvent délicieuses – de la Dissonance.
Un après-midi d’août 1944 en pleine Occupation, à la veille de la libération de la ville d’Orléans où j’habitais alors, une jeune amie pianiste profita d’un répit entre deux bombardements pour se remettre au piano. La musique me parvint tandis que je montais les escaliers de sa maison pour lui rendre visite. Une musique étrange, inconnue de moi qui me figea littéralement sur place. C’était un air lent, très lent, une sorte de complainte qui n’avait rien d’une déploration, une musique austère, hiératique mais d’où n’émanait nulle tristesse, comme si elle accompagnait une procession solennelle, illustrait une cérémonie secrète ou séculaire, venue du fond des temps. Et ce, en un lieu que j’imaginais comme une terrasse vaste et nue donnant sur de grandes arcades. C’était la Sarabande de Claude Debussy, seconde partie d’une suite qui en comprenait trois et qui s’intitulait : Pour le piano.
Depuis ce jour de 1944 où je l’entendis pour la première fois – il y aura donc bientôt soixante ans ! -, cette Sarabande n’a cessé de dérouler en moi ses fastes solennels, son fascinant murmure, sa lente, enchanteresse liturgie. Comme le chant d’une invisible et angélique Infante gagnant quelque lieu fatidique ; une Infante rencontrée en une vie passée et retrouvée, reconnue ce jour-là, indiscutablement, par l’entremise et la magie de la musique de Debussy. A quoi sert la musique ? Mais à retrouver le chant de nos vies parallèles !