
Bulletin de printemps 2019

Si tu veux connaître le secret des chemins ne prends pour tout bagage qu’une besace d’étoiles
Réédition en poche du « Bel et vivace aujourd’hui » sous un nouveau titre « L’infini est en nous » nous dit Jacques Lacarrière : Avec l’aide des mythes et symboles qui peuplent notre imaginaire, nous pouvons aborder allègrement les apparentes incongruités de la modernité. Collection « Le Passeur Poche » En librairie le 2 mai 2019 Toutes les informations |
Nouvelles et récits de Grèce Le 23 avril 2018, Athènes a donné le coup d’envoi d’une année de célébration de la lecture, de la culture et de la connaissance, comme Capitale mondiale du livre 2018 de l’UNESCO. « Des livres partout » est le mot d’ordre de cette manifestation. La cité antique célèbre les livres de mille et une façons pendant un an, d’avril 2018 à avril 2019. Photographies de Jacques Lacarrière. |
La Ville s’est associée à plus de cent cinquante institutions d’éducation, à des écrivains et à l’industrie du livre. Des centres culturels, musées, groupes de la société civile, start-up, organisations non gouvernementales (ONG), ambassades et organisations internationales ont répondu présents à l’appel. Rejoints, comme il se doit, par quelque cent cinquante bibliothèques à travers le pays, qui proposent, sous l’égide de la Bibliothèque nationale de Grèce, des programmes spéciaux dans le cadre d’une campagne de lecture estivale.
Les Fragments s’inscrivent dans cette année de célébration du livre : composé de cinq nouvelles écrites par des auteurs grecs contemporains et de quatre courts récits d’auteurs français, ce volume est un hommage à la Grèce, à son histoire, à la place du livre dans cette histoire. Des photos de Jacques Lacarrière des années 1950 et 1960 accompagnent et complètent les textes – les Iles et le Mont Athos –, une façon de rendre également justice au patrimoine naturel du pays
Retrouvons-nous pour la parution en poche de Ne lâchons pas la proie du soleil pour l’ombre des écrans ou Ce bel aujourd’hui de Jacques Lacarrière
Lectures par les compagnes et compagnons de Chemins faisant
Mercredi 8 mai à partir de 18h30
à l’Atelier Galerie, 4 rue Audran 75018 Paris
Métro les Abbesses ou Blanche
Ce bel et nouvel aujourd’hui qui compose la première partie avait été publié du vivant de Jacques Lacarrière en 1989. Il est complété par « Etonnements d’un promeneur solitaire », des « textes retrouvés » plus tard, et le total compose « Ce bel et vivace aujourd’hui ». C’est peu dire que cette seconde partie m’a emballée – je l’ai trouvée lumineuse et elle m’a réjoui le coeur. Il y a par exemple une promenade dans une ville aux bacs pleine de poésie, avec l’art de surprendre le lecteur avec une langue de conteur poète. Enfant et homme tout à la fois, tous deux accordés en l’être qu’il était par la grâce du compagnonnage d’Héraclite et de Félix le Chat, Lacarrière nous rappelle l’audace et la nécessité fondamentale des mythes pour nous aider à donner du sens à notre présence au monde. Et, interrogé sur l’événement majeur du millénaire finissant, il retient surtout la découverte de l’inconscient. Plus que l’Amérique ou les microbes, car il est ce qui lui « semble être ce qui avait le moins de chances d’être découvert car il est en nous… en ce qu’on pourrait appeler le royaume fait de tous les enfers et de tous les paradis imaginés par les religions. (…) L’inconscient, c’est ce qui nous rapproche le plus des anges et des démons, du supra-visible et de l’infra-visible, du supra-sensible et de l’infra-sensible ». Pourquoi lire cet ouvrage ? Pour se laisser surprendre par ce regard, s’émerveiller, s’émouvoir et, peut-être, voir le monde un peu différemment, le livre refermé, avec un peu plus de bienveillance, avec des dragons à protéger, qui « ne cracheront plus des flammes mais des fleurs ». Véronique Poirson |
Editions Le Passeur 2019
ISBN 978-2368907009
Amusons-nous, un instant, au jeu (discutable) des correspondances historiques. Quand Aristophane écrit La Paix, Athènes est menacée sur deux fronts : à l’est par la « pression » d’un grand Etat totalitaire et impérialiste qui, pour les Grecs, se confond avec l’Asie (je veux dire l’Empire perse dont les armées innombrables ont, deux fois de suite, envahi la Grèce) et à l’ouest par la pression plus inquiétante d’un ancien allié devenu insolent, exigeant, belliciste (je veux parler de Sparte). Ajoutons qu’en même temps, Athènes a des difficultés avec les cités « alliées » sur lesquelles elle règne (nous dirions aujourd’hui ses colonies). Ces cités du Nord et ces îles de l’Egée réclament leur indépendance ou leur autonomie et, à l’occasion, se révoltent. Prise entre un Est toujours inquiétant et un Ouest revanchard, en proie à une « décolonisation » difficile, qu’elle fait d’ailleurs tout pour empêcher, Athènes est contrainte de faire sans cesse la guerre. Mais cette politique de défense et d’improvisations continuelles n’en est pas une. Quand Aristophane écrit ses principales comédies, Périclès est mort depuis quelques années, Athènes se cherche un homme ou des hommes d’Etat, une voie, une politique. Quant au peuple, enjeu et jouet de tous les démagogues, tantôt il est pris de fureurs bellicistes (au point de vouloir faire massacrer tous les habitants mâles de l’île de Mytilène qui s’est révoltée contre Athènes) tantôt il réclame avec autant d’impatience la paix immédiate.
Dans cette Athènes versatile et passionnée, Aristophane est sans doute le seul citoyen à n’avoir jamais changé d’avis. A trente ans d’écart , des Babyloniens (écrit à vingt ans en 426) à L’assemblée des femmes (écrit à cinquante ans en 392) il ne cesse de prôner la paix, selon des formes et des formules évidemment différentes.
Verve, bouffonnerie, burlesque, humour, calembours, fantaisie, fantastique, poésie, féerie, il y a de tout dans les comédies d’Aristophane. Mais ce tout, et cet enchantement des êtres, des situations, des jeux de mots, ne doivent pas faire oublier, chez lui, cette constance dans la critique de la guerre (ou si l’on veut du bellicisme), de la démagogie, de la malhonnêteté, de la bêtise. Pour Aristophane, le grand dieu de son temps, celui que le peuple adore sans le savoir, ce n’est ni Zeus ni Dionysos, c’est la Bêtise et son œuvre est un combat continuel contre toutes les formes de Bêtise. Ce combat, jusqu’à La Paix, a pris des formes plus virulentes que dans les dernières œuvres où la fantaisie et l’absurde prédominent.
Virulentes ? Voyons Les Babyloniens (dont on ne possède que le sujet car la pièce est perdue). Aristophane y dénonce les exactions exercées par Athènes contre les cités « alliées » révoltées. Les alliés d’Athènes sont représentés comme des esclaves babyloniens couverts de chaînes et marqués au fer rouge et les fonctionnaires athéniens comme des rapaces capables des pires sévices pour récupérer les impôts de ces alliés. Au point qu’après la représentation, Aristophane fut accusé de « diffamation contre la république » et « d’outrage à magistrat » et traîné devant un tribunal. Il y fut d’ailleurs acquitté ce qui montre que les magistrats grecs étaient en avance sur ceux de notre temps. Alors, il revient à la charge, l’année suivante, avec Les Acharniens. Devant un public populaire particulièrement « monté » en faveur de la guerre contre Sparte, il ose plaider la cause de la paix, ridiculiser l’armée — ou plutôt ses cadres — en la personne de Lamachos, général vantard et grotesque, et faire triompher la cause d’un simple paysan d’Afrique, Dicéopolis, décidé à faire la paix pour son compte. De nos jours, en tenant compte des similitudes historiques, une telle représentation serait impensable. Comme l’écrit G. Murray, « Il eut été impossible, en tout pays d’Europe, pendant la dernière guerre, à un écrivain, si brillant fut-il, de prononcer un discours favorable à l’ennemi devant un auditoire populaire moyen. Il aurait pu écrire un pamphlet ou s’adresser à une assistance restreinte de gens acquis à son opinion. Mais il n’aurait jamais pu se permettre une apologie de l’ennemi ou une attaque contre la politique nationale au cours d’une représentation sur un théâtre national… ». C’est là un des points où Athènes a atteint incontestablement un plus haut degré de tolérance que n’importe quelle autre société connue. Car Aristophane, après Les Acharniens, ne fut pas traîné en justice mais couronné par le premier prix du festival !
Pain, paix et poésie
Lorsqu’on a la chance d’être né en Attique, de vivre dans une démocratie, d’aimer les femmes, le vin, la paix, la justice, de détester la guerre, la démagogie, la bêtise et la vilainie, et lorsqu’on a assez de talent pour pouvoir le dire, bref, lorsqu’on s’appelle Aristophane, on arrive vite, vers l’âge de vingt-cinq ans, et pour peu qu’on ait l’œil ouvert sur les gens et les choses, aux conclusions suivantes :
il n’y a rien à attendre des hommes en place ni des dieux. Les hommes en place n’ont qu’un seul but : garder leur place en dupant le peuple. Ce sont des démagogues ou des sophistes. Pire, ce sont des généraux ou des marchands d’armes : inutile de compter sur eux pour obtenir la paix puisqu’ils vivent de la guerre.
quant aux dieux, ils sont plus impuissants encore que les hommes. Ou ils jouent les indifférents et se retirent au fond du ciel et ce sont des lâches. Ou ils s’intéressent aux hommes mais pour les pires raisons : leur ravir leurs femmes ou leurs biens (sous forme de sacrifices). Dans tous les cas, ils leur prennent tous leurs défauts et deviennent couards, hypocrites, vénaux… Bref, le peuple, s’il veut la paix, la justice et la fin de la démagogie ne doit compter que sur lui-même.
C’est en gros le thème de La Paix, mais à la différence des œuvres précédentes, Aristophane adopte, pour l’exprimer, un ton moins virulent, plus poétique, plus fantaisiste que dans Les Acharniens, Les Cavaliers ou Les Babyloniens. La Paix, avec Les Oiseaux, sont deux œuvres féeriques, on pourrait même dire, deux œuvres utopiques d’Aristophane. Les êtres y évoluent entre ciel et terre sans contraintes : Trygée, le vigneron de La Paix, monte au ciel sur un bousier volant pour en redescendre… à pied ; les personnages des Oiseaux s’installent, entre ciel et terre, dans une cité de nuages : Coucouville-sur-Nuées. Là-haut, le monde laid, banal, quotidien, a disparu : dans la cité peuplée d’oiseaux, plus de guerre, d’impôts, de tribunaux et, surtout, plus de généraux, de magistrats, de faux prophètes, de prêtres, de marchands, de mauvais poètes… Cette dernière engeance semble avoir particulièrement agacé Aristophane qui montre que les meilleurs poètes lyriques sont encore… les oiseaux ! Bref, Trygée, le vigneron de La Päix, dans sa maison devenue un havre d’abondance et de plaisirs, ou les personnages des Oiseaux dans leur cité de nuages , ont trouvé la Paix, grâce à un subterfuge sur lequel personne ne pouvait s’abuser mais dont le symbole était clair : la paix ne s’obtient que par l’union de tous et l’effort de quelques uns pour entraîner les autres.
Ni les dieux ni les chefs ni aucun de ceux dont c’était le devoir de le faire n’ont mis la main à la pâte : l’impulsion, la réflexion, l’effort sont venus de l’homme seul, du simple citoyen, du vigneron Trygée. Oui, le peuple, s’il veut la paix, ne doit compter que sur lui-même et n’est-ce pas un miracle, de la part d’Aristophane, d’avoir su, sur un mode merveilleux et féerique qui rappelle l’univers enchanté des premiers films de Méliès, faire contenir des vérités assez brutales pour aujourd’hui encore, réveiller les éternels, les sempiternels endormis ? S’ils se réveillent, et s’ils ouvrent les yeux, ils verront que de la paix découle l’abondance, et que de l’abondance naissent les chants et les jeux.
Telle est la devise d’Aristophane : paix, pain et… poésie.
Jacques Lacarrière
Bref, février 62 ?
Extrait d’un texte pour « Géo »
Quand l’orage viendra frapper la ville,
Quand l’orage viendra ruiner la ville,
Quand il brûlera et ruinera ma ville,
Quand il brûlera et ruinera la cité d’Ur,
Quand il sera dit que mon peuple devra succomber,
Ce jour-là, je resterai à ses côtés.
Devant le dieu du ciel, je répandrai mes larmes,
Devant le dieu Enlil, je me ferai sa suppliante,
Je lui dirai : « Enlil, ne ruine pas ma ville ! »
Je lui dirai : « Enlil, ne ruine pas la cité d’Ur! »
Je lui dirai : « Enlil, ne détruis pas mon peuple ! »
Enlil n’écoutera pas sa prière et la ville sera anéantie. Paroles, mots, cris anciens sans nul doute mais aussi paroles et mots de maintenant. Quarante siècles plus tard, un poète lraquien d’aujourd’hui, né dans le sud du pays, tout près des ruines de la ville d’Ur, fait écho aux cris de la déesse en reprenant presque ses mots, ses images et surtout sa déploration. En sa courte vie, aussi courte que celle d’Enkidou (il est mort au Koweit en 1964 à l’âge de trente-sept ans), il n’aura cessé d’écrire sur son village de Djaykour dont le nom revient comme une litanie, comme la double et tragique image du paradis et de l’enfer. Retenez son nom, aussi beau et aussi nécessaire que celui d’Enkidou pour comprendre l’Iraq, celui d’il y a quarante siècles comme celui d’aujourd’hui car le poète se refuse à déchirer son coeur et à scinder son âme entre les deux : il se nomme Badr Chaker Es-Sayyab. Et qu’écrit-il sur Djaykour ?
Djaykour qui verdoie
l’après-midi caresse la cime de ses palmes
d’un soleil de chagrin.
Le sommeil me trace vers Djaykour une route
partant du coeur à travers souterrains, ténèbres et forteresses,
tandis qu’à Babylone dorment les danseurs
avec le fer des armes acérées
et qu’aux deux jardins la buée de l’or, haletante,
brouille dans les yeux des avares la récolte des faims.
Djaykour qui verdoie,
l’après-midi caresse
la cime des Palmes
d’un soleil de chagrin.
Et mon chemin vers elle est pareil à l’éclair
apparu disparu puis revenu intense illuminer la ville,
mon bras par lui déshabillé de pansements,
ses plaies semblent brûlures.
Poème de l’exil, de l’espérance assassinée. Es-Sayyab a porté l’Iraq en lui-même dans tous les lieux de ses exils. C’est là le privilège, si l’on peut dire, de ceux qui par leurs paroles et leurs chants, deviennent porteurs du pays lui-même, quand ils sont contraints de le quitter, pour des raisons le plus souvent économiques ou politiques. On sait bien qu’un pays est souvent plus vivant, plus présent par la voix des poètes exilés ou emprisonnés. Parce que dans l’exil cette parole devient libre, porteuse de toute l’intensité que confère l’absence et la liberté aussi d’écrire sans contrainte.
Lorsqu’on a vu les palmeraies de Bassorah ravagées par la guerre, on ne peut là encore s’empêcher de penser à Es-Sayyab et à Djaykour. Lui qui savait et espérait que ce village, si près du paradis originel, aurait pu devenir le foyer de tous ceux qui se retrouvent, se reconnaissent dans le rêve d’Enkidou, quand il songe que l’homme n’est fait ni pour violer les femmes, ni violenter les autres, ni faire violence au monde. Palmeraies – celles du moins qui sont encore intactes -, boues fécondes et lourdes des marécages en l’estuaire des deux fleuves, obstination du Tigre et de l’Euphrate à tracer sur le sable le cadastre et l’épure du paradis perdu, larmes aussi de la Souveraine implorant le dieu du ciel Enlil pour protéger la population de sa ville de l’apocalypse à venir (colère divine ou missiles humains). Quelle parole trouverait-elle aujourd’hui pour implorer les Grands de cette terre (car s’adresser directement au ciel me semble suranné) ? Je crains que les hommes de pouvoir, ces Grands qui sont les nouveaux -mais éphémères- dieux du présent ne soient, comme Enlil, des ombres brutales et cyniques. Et que, comme celle du dieu, leur réponse sera – et fut – : pas de pitié !
Toujours tu pleureras l’Iraq
tu n’as rien d’autre que tes larmes
que ton attente – vaine – des voiles et des vents.
Derniers vers d’un poème d’Es-Sayyab qu’il a intitulé Étranger sur Ie Golfe. C’est bien en lraq que tout est né, non seulement Enkidou, le premier humain à contenir en lui l’histolre tout entière de l’homme mais aussi – et hélas ! – la mort. Ce sont les dieux de Sumer qui inventèrent la mort, dans des circonstances que narre avec mille détails le Poème d’Atrahasis ou Poème du Supersage. Car on doit cela aussi à l’Iraq. Notre naissance. Et notre mort.
J.L., 1982
Bref, les prestiges d’un regard auroral sur la réalité du monde. Avec, au terme de ce cortège d’ombres illustres, la silhouette de la belle, de l’incomparable Hypatie, cette mathématicienne du IVe siècle après J.-C., auteur de très savants ouvrages sur les nombres et les figures, qui mourut lapidée par des moines chrétiens fanatiques. Car cela fait aussi partie, hélas, de l’histoire d’Alexandrie, de sa Bibliothèque extraordinaire, de cette ville qui disparut pillée, dévastée, incendiée par tous ceux – chrétiens et plus tard musulmans – pour qui les mots science et culture étaient intolérables. En ce sens, Le Bâton d’Euclide est le plus bel hommage que puisse rendre un astronome, et un poète d’aujourd’hui, à ses prédécesseurs alexandrins, à qui nous devons la première image d’un ciel qui est toujours le nôtre, celle d’un univers infini et pourtant mesurable.
Le Bâton d’Euclide
Images du ciel
Jacques Lacarrière, Le Monde des livres, 13.06.02